Regard transversal : le bien commun

par Charles Grandjean

 Introduction

Du 3 au 5 septembre 2015, l’Université de Fribourg accueillait un colloque intitulé « Le bien commun: entre passé et avenir », placé Sous le Haut Patronage de Mgr Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg et de l’Archévêque Justin Welby, Primat de l’Eglise anglicane. L’événement en question est le fruit d’une collaboration entre les facultés de Théologie et des Sciences économiques et sociales de l’Université de Fribourg, de l’Association internationale pour l’enseignement social chrétien (AIESC) ainsi que la fondation Caritas in Veritate. Ce document présente les vues croisées de différents intervenants qui ont pris part à ces trois jours de réflexion autour de la notion de bien commun.

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Exercice périlleux que celui de rendre compte d’un colloque sur une notion aussi complexe et englobante que le bien commun. Notion prompte à brouiller les pistes en jouant tantôt sur le tableau des réalités socio-économiques, tantôt sur celui de la métaphysique. L’idée de bien commun dément les approches monodisciplinaires et déconstruit les théories humaines ancrées historiquement. Seul l’exercice illusoire d’une rédaction commune par l’ensemble des intervenants audit colloque aurait pu donner une vue plus honnête de l’idée de bien commun, telle que ressortie à l’issue de trois jours de colloque. Nous avons pris le parti du de juxtaposer des propos ou des postulats bruts de divers participants. Certains de ces propos ne font pas face à la critique tant factuelle qu’argumentative. Ils ont pu être émis à des moments différents du colloque ou dans le cadre de sessions parallèles distinctes. Précisons encore que les noms des intervenants sont marqués en gras. L’élaboration de ce texte consiste en l’identification des principales préoccupations partagées par différents intervenants et la mise en lumière de certaines tensions. Pour y parvenir, il a fallu repérer les discours qui se faisaient directement ou indirectement écho. Pour une compréhension exhaustive de la pensée des différents intervenants, nous invitons le lecteur à s’en remettre aux résumés ou textes complets des exposés tels que fournis par les intervenants ainsi qu’aux résumés des ateliers disponibles sur le site de l’AIESC : http://www.aiesc.net/fribourg2015/

 

La notion de bien commun est d’abord appréhendée dans un chapitre axé sur les questions d’origine, d’articulation et de finalité. Ce chapitre débute par un bref aperçu historique du rôle de Fribourg dans cette réflexion. Un deuxième chapitre aborde le bien commun en creux, à savoir son absence, afin de mieux saisir son importance. Le troisième chapitre positionne le bien commun sous l’angle des valeurs. La notion de bien commun est ensuite confrontée au contexte de nos sociétés contemporaines dans le chapitre 4. Le bien commun est jaugé plus spécifiquement à travers les institutions humaines dans le cinquième chapitre.

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  1. Approche du bien commun

 

  • L’apport de l’Union de Fribourg

Le cercle international de réflexion a été constitué en 1884 à Fribourg autour de l’évêque Gaspard Mermillod, sous le nom d’Union catholique d’études sociales et économiques, communément dénommée « Union de Fribourg ». Ce groupe d’études ambitionnait de contribuer à une pensée chrétienne d’inspiration catholique dans le domaine social. Fribourg s’est parfois enorgueilli d’une tradition internationale dans le domaine de l’enseignement social chrétien. Les travaux de ce cercle d’intellectuels catholiques préoccupés par la question sociale eurent une influence toute relative sur la rédaction de l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII. C’est cette influence que Grzegorz W. Sienkiewicz interroge au cours de son exposé « L’Union de Fribourg et l’élaboration de l’encyclique Rerum Novarum ». Le XIXe siècle se pose le problème de la relation entre foi et politique. La démocratie chrétienne apparaît en Europe d’abord comme le prolongement politique d’un engagement religieux et social. L’Union de Fribourg regroupe les plus influents partisans du catholicisme social. Ce groupe d’intellectuels traitait les questions du régime du travail, de la propriété, du crédit et du corporatisme. Il faut mentionner d’autres influences dans la pensée du Pape Léon XIII. Ce dernier, encore Nonce apostolique en Belgique, fut confronté à l’industrialisation et se pencha sur les travaux de Ketteler. C’est finalement autour de l’articulation de corporations inspirées des organismes sociaux du Moyen-Age, que l’influence de l’Union de Fribourg dans la rédaction de Rerum Novarum est la plus directe. En 1945, Eugène Bongras, professeur d’économie à l’Université de Fribourg, s’affairait à un projet d’Ecole internationale des sciences sociales et politiques. Il s’agissait d’apporter des réponses chrétiennes aux affres causés par une guerre, symbole à ses yeux de l’échec des idéologies du libéralisme et du collectivisme. Cette école postgrade, mais rattachée à l’Alma mater, était présente dans le programme de cours dès le semestre d’été 1947 en tant qu’institut. Celui-ci se voulait interfacultaire, articulé autour de huit disciplines enseignées, avec une base théologique et philosophique commune. Le professeur Arthur Fridolin Utz, de la chaire d’éthique et de philosophie sociale, vint en assumer la codirection. Désireux de renouer avec une certaine tradition, A. F. Utz ajoutera au nom de l’institut l’épithète « Union de Fribourg » en 1978. C’est grâce à Arthur Utz, que Raymond Bernard Goudjo a pu participer à certaines réunions de l’Union de Fribourg et de la fondation Humanum.

 

  • Partir de l’homme…

Plusieurs intervenants conçoivent la recherche du bien commun dans l’intimité de la personne qui la lie à l’universel. Le souci du père Utz, exposé par Raymond Bernard Goudjo qui fut son élève, était d’aller à la recherche du fondement. Par une réflexion métaphysique, il essaie de rendre visible un noyau préexistant. Il perçoit une tension innée qui pousse à l’intérieur de l’homme du particulier vers l’ensemble et de l’ensemble vers le particulier, avant le fait social. Pour Utz, de l’essence de la conscience originelle s’impose une norme. L’exigence de cette norme juridique et fondamentale n’entre pas en contradiction avec la nature humaine. Elle n’est concevable qu’en présence d’une raison créatrice éternelle. Quant à Patrice Meyer-Bisch, ce dernier propose une définition du bien commun à trois niveaux, en partant du niveau micro avec la dignité humaine, car ce qu’il y a au plus profond de nous, d’intime, est ce qui est universel. Pour Michel Boyancé, si la personne a une primauté ontologique d’être essence et existence, le bien commun a une primauté quant à la fin. Ce n’est pas la personne singulière qui est la fin de la communauté, c’est le bien commun qui est la fin de la communauté. La personne est un moyen et une partie. Le bien commun, c’est le bien des personnes en tant qu’elles sont en relation dans l’unité d’une société politique. La personne, en tant qu’être spirituel, a besoin de la relation pour réaliser ce qu’elle est.

 

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  • La tension entre individu et communauté

L’émergence de la notion de bien commun est à mettre en lien avec la réflexion autour de la cité, chez les philosophes grecs. A ce moment déjà apparaît la tension entre bien supérieur de la cité et bien individuel : d’un bien supérieur pouvant engendrer le sacrifice de l’individu chez Platon à la cité au service de l’homme chez Aristote, comme le rappelle Felipe Manuel Nieto. Cette tension entre individu et communauté prit une acuité particulière au XXe siècle par la montée des totalitarismes, ainsi que le démontre Michael S. Sherwin OP dans sa contribution, au point de jeter le discrédit sur la notion du bien commun. C’est dans cette période trouble que s’est engagée la controverse entre le Professeur Charles De Koninck et le père Ignatius Eschmann OP, qui développait une vision du bien commun en adéquation avec une perspective personnaliste. Les spécialistes contemporains soulignent plutôt les larges convergences de vues entre les deux parties autour de la théologie de Saint Thomas sur le bien commun. Eschmann et les personnalistes reconnaissaient que Saint Thomas affirmait la primauté de la société civile et de son bien commun. En même temps, ils notaient que Saint Thomas posait certaines limites à cette primauté : le corps politique ne constituait pas une unité substantielle. Eschmann interprète ceci comme une subordination du bien temporel au bonheur individuel. Pour Charles De Koninck, cette interprétation ne devrait pas oublier que pour Saint Thomas, le bien spirituel d’une personne transcende le bien commun temporel de la société, en étant partie du bien commun spirituel. Ce qui permet à la personne de transcender le bien commun temporel, c’est sa participation au bien commun éternel du Royaume des Cieux. Ainsi, le bonheur personnel s’accomplit de manière collective.

 

  • L’écueil de la finalité

Pedro Carrasco adresse une critique à une vision occidentale trop orientée sur la finalité. L’Homo occidentalis justifieriait le mal par l’attente du bien. La notion du bien, perçue comme le progrès en Occident, continuerait d’être exportée vers le Sud sous le sobriquet de développement, parce que c’est bien… La non-question sur le bien en Occident peut faire du mal, mais peu importe, pourvu qu’il y ait le rêve aristotélicien d’arriver, un jour, au bien. Le bien devient irréaliste, non opérationnel, idéalisé, tandis que le mal est effectif et réel. L’évangélisation a été perçue comme un bien, même au prix de la colonisation. Par conséquent, la vérité comme bissectrice à placer entre le bien et le mal est nécessaire. Il faut un verdict : la constatation des réalités factuelles, personnelles et biologiques. La vérité est nécessaire pour que l’histoire ne soit pas un objet de mémoire, mais un objet de droit. Faisant écho indirectement à l’observation de Pedro Carrasco émise en atelier, Thierry Collaud reproche à Jacques Bichot une vision trop réductrice et linéaire de cette dynamique du bien commun, perçue à travers des structures de bien. Pour Thierry Collaud cette approche favorise un volontarisme social qui risque de s’épuiser face à la résistance du réel et la récurrence des éléments négatifs des structures de péché, des tares sociales que l’on croyait révolues. Il y a des moments de bien commun fragiles, fugaces, mais néanmoins de bien commun au cours de la vie humaine. Cette réflexion est en contraste avec une vision chrétienne du temps pour laquelle l’achèvement n’est pas à chercher uniquement dans l’eschatologique, mais elle a déjà commencé par l’action de Dieu dans l’histoire.

 

  • La dynamique d’un point de vue théologique

Dominique Serra-Coatanea rebondit sur le caractère dynamique du bien commun, en se basant sur la pensée du père Gaston Fessard s.j. Chez G. Fessard, à l’origine de la dynamique du bien commun, il y a l’appel de Dieu, l’appel de cet amour à être, à répondre à ce qui est donné, la vie. L’appel de l’amour suppose de dépasser cette non reconnaissance, vers une reconnaissance mutuelle. C’est un mouvement de consentement – reconnaître l’autre comme mon égal – et de renoncement – dans la recherche d’une unité plus grande. C’est un jeu de qui perd gagne, la dynamique de kénose du Christ. Le fait de vivre ensemble ne doit pas être l’occasion de s’enfermer dans une communauté, mais il s’agit de rappeler à la communauté qu’elle doit rester ouverte pour viser quelque chose de plus large et universel qui est la communauté de bien. On trouve une résonnance dans l’exposé de Thierry Collaud pour qui c’est la thématique du corps du Christ qui va être capitale dans toute lecture de ce que doit être l’action ecclésiale dans le monde. La recherche et la construction du bien commun par souci de maîtrise et d’efficacité court toujours le risque de se perdre dans le divertissement. Parler de dynamique du bien commun, c’est dire la possibilité d’une recherche qui peut soudain s’arrêter pour revenir à l’intersection entre fini et infini. Il y a une tension entre le « déjà » du Royaume de Dieu présent dans l’Eucharistie et le « pas encore » de la fin des temps, de l’accomplissement de l’histoire humaine. D’un point de vue de théologie chrétienne, il n’y a pas d’appel au bien commun en dehors de l’appel au rassemblement eucharistique. Bernard Margueritte s’interroge sur la pertinence de centrer le bien commun sur l’eucharistie, notamment dans d’autres cultures. Thierry Collaud répond à cette interpellation en citant l’exemple de l’importance de l’eucharistie pour les moines de Tibérines. Ceux-ci partaient de l’eucharistie pour se rendre vers l’infirmerie, vers le village. Le vécu de leur communauté a rayonné et transformé la société des non-chrétiens. Cette dynamique se retrouve aussi dans la pensée de Gandhi, présentée par Mgr Lawrence Pius. D’une certaine manière, Gandhi a subodoré l’enseignement social de l’Eglise au sujet du bien commun, en souhaitant la défense et la réalisation du bien commun de chacun. Pour Gandhi, la véritable source des droits, c’est le devoir. L’action, c’est le devoir. Qui remplit scrupuleusement ses devoirs voit ses droits augmentés. La pensée de Gandhi fait écho à l’enseignement social de l’Eglise, pour laquelle la solidarité, selon Sollicitudo Rei, est la détermination de chacun à s’engager pour le bien commun, à savoir pour le bien de tous, de chaque individu, parce que nous sommes tous responsables pour tout le monde. Pour Missio, la mission est une mise en route vers l’autre, pour avancer avec lui vers le bien commun. Avancer avec l’autre nous rend attentif au chantier du bien commun et nous montre les chemins de la justice et de la solidarité. Un déplacement constant est absolument nécessaire pour qu’une société reste vivante et en recherche du bien commun. Quand le Pape François nous écrit d’aller aux périphéries de l’existence, il décrit d’une certaine manière la recherche du bien commun.

 

  1. Le mal comme absence du bien commun

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  • Le mal commun

Pour Patrice Meyer-Bisch le bien commun est « physique ». Si l’on dit à quelqu’un que son histoire nous intéresse, son visage change. Il s’agit de la parole attestée par le geste, le témoignage. Penser qu’il y a une volonté de mal faire revient à tomber dans le piège. La plus grave faute serait celle de l’ignorance, qui est l’absence de volonté de faire le bien. A contrario, la générosité est une intelligence. Il rappelle le paradoxe classique du mal : le mal fait semblant d’être quelque chose, mais n’est pas quelque chose. Pour Saint Augustin le mal, c’est l’absence d’un bien dû. Ce piège de la réification du mal débouche sur des expressions telles que lutter contre le mal, contre la pauvreté, contre la violence. Au contraire, il faut développer la richesse, à savoir la dignité profonde qui est méprisée ou tronquée. Pour Patrice Meyer-Bisch, la société est faite de collaboration et de violence. Il faut travailler sur ces logiques de violence pour les retourner et en faire des logiques de connaissance. Nicolas Margot de Point d’appui, centre d’accueil des Eglises à Lausanne, paraît concrétiser d’une certaine manière la nécessité du témoignage tel que décrite par P. Meyer-Bisch. N. Margot présente son travail pastoral comme se situant surtout au niveau de la reconnaissance des blessures. Il présente son organisme comme un lieu qui permet de dire les choses, de dire sa souffrance et permet d’être écouté. Jacques Bichot reprend la notion de structure de péché introduite par Jean-Paul II. Ce Pape a développé cette idée en prenant le parti d’une responsabilité personnelle de chaque individu, à un moment où l’Eglise était tentée de ne voir que des responsabilités collectives. Il voulait restaurer d’une certaine façon la notion de responsabilité individuelle tout en reconnaissant que la dimension collective existait. C’est là qu’il a introduit la notion de structure de péché. L’idée est que chaque fois qu’un homme commet un péché, c’est une goutte d’eau qui s’ajoute à d’autres, contribuant à un certain nombre de conventions, de consensus, de structures juridiques, allant dans un sens mauvais. C’est l’idée que les petits ruisseaux font les grandes rivières. Ce phénomène cumulatif serait le même dans les deux cas – structures de péché ou de bien. Dans son exposé, Paul Dembinski remarque qu’il a été parlé des structures de péché, illustrées par des gouttes et des ruisseaux qui forment des rivières. Pour sa part, il ajoute qu’il faudrait parler aussi de canaux, comme métaphore pour désigner les institutions.

 

  • La pauvreté

Pour Maria Nowak, la banque du Vatican et tous les fonds gérés par l’Eglise pourraient jouer un rôle considérable dans le domaine du microcrédit. Pour elle, le microcrédit n’est pas de la charité, ce n’est pas du risque, c’est un investissement orienté vers les pauvres, qui suit très rigoureusement ce que dit aujourd’hui le Pape. Maria Nowak nuance toutefois, car selon elle, il serait absurde de dire que le microcrédit peut résoudre le problème du chômage et de la pauvreté qui gangrène l’économie mondiale. Pour Inès Calstas, il faut rendre aux personnes la dignité et le respect qui leur sont dus. Cela passerait par une prise de conscience que la pauvreté est presque avant tout la négation des droits fondamentaux. Dans la déclaration sur la pauvreté du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, il est affirmé que la pauvreté constitue un déni des droits de l’homme et définit la pauvreté comme étant « la condition dans laquelle se trouve un être humain qui est privé de manière durable ou chronique des ressources, des moyens, des choix, de la sécurité et du pouvoir nécessaires pour jouir d’un niveau de vie suffisant et d’autres droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux ».

 

S’inspirant de Charles Péguy, mais aussi de l’histoire de l’évangile, Michel Bavarel de l’ex-COTMEC défend le caractère honorable de la pauvreté – qu’il distingue de la misère – et se demande s’il ne pourrait s’agir d’une solution plutôt que d’un problème, notamment face à la crise écologique. C’est sur cette question de la pauvreté comme bien commun que l’ex-COTMEC invitait à la réflexion. Au cours des échanges, certains participants ont défendu une certaine idée de la pauvreté sous la notion d’autolimitation, perçue positivement en raison du choix que ce concept inclut. Une participante du Rwanda a témoigné des richesses qui naissent de la pauvreté : solidarité, écoute ou encore partage. Un participant a loué l’appétit du pauvre qui sait se contenter des biens essentiels, par opposition à la voracité du riche.

 

Patrice Meyer-Bisch rejette les notions de pauvreté et d’extrême pauvreté. La pauvreté est mauvaise, dans le sens qu’il y a des gens qui peuvent vivre, mais qui ne peuvent pas donner ce qui est fondamental à leurs enfants. Ils ne peuvent pas vivre en dignité. Leurs choix sont extrêmement limités, ils ne peuvent pas penser à un autre job, ils ne peuvent pas penser à un avenir. Ils peuvent vivre, mais ils sont pauvres. Une pauvreté qui fait que leurs enfants seront aussi pauvres, peut-être aussi leurs petits-enfants. La pauvreté comme telle est noire. Il faut garder ce sens dur, car cette pauvreté engendre la misère. Donc des gens peuvent sortir un peu de la misère, on leur donne les moyens de survie, mais ils restent en réalité esclaves d’un contexte socio-économique. Pour ces raisons, il préfère le terme de « sobriété ». De même, il remarque que des enfants sont très heureux dans un bidonville, car ils ont le contact avec la vraie matière, le bâton de bois, le petit chien, etc. tandis que ceux qui sont devant leur console Nintento en sont complètement séparés. Il faut redorer l’appétit pour le matériel, et avoir un appétit pour l’eau, le ciel, le bois. Autrement dit, on se limite dans un certain domaine pour pouvoir ne pas se limiter dans d’autres et garder l’appétit. Sylvie Roman de Missio relève que l’expérience du jeûne implique une limitation initiale, suivie d’une disparition de l’effort et l’apparition d’autres appétits, comme une meilleure capacité à apprécier ce qui nous entoure, à être attentif.

 

Dieudonné Musanganya regrette que cette discussion sur la pauvreté se fasse sans le concept préalable de justice. Pour lui, c’est un chapelet de bonnes intentions dans un monde injuste avec des structures injustes érigées comme des normes infranchissables. Le bien commun est une affaire de justice contributive, justice distributive. Des avions pleins d’armes partent d’ici pour aller en Afrique. On ramène des choses, des produits et on trouve ça normal. C’est la logique utilitariste et libérale qui est à revoir si on veut que la pauvreté ait un sens. Dominique Froidevaux de Caritas Genève semble corroborer l’opinion de Dieudonné Musanganya en affirmant que si on ne pose pas la question de la justice, on ne voit plus les effets de l’injustice. Ce lien entre justice et pauvreté peut être appréhendé dans une autre perspective si l’on reprend une citation du professeur Dominique Barthélémy reprise par Jean-Claude Huot : « L’imperfection de la justice humaine, qui est partiale, entrainera inévitablement le choix préférentiel de Dieu pour le pauvre ». Cette préférence pour les pauvres semblerait très présente dans la vision orthodoxe du bien commun présenté par Christos N. Tsironis. Pour ce dernier, la contribution orthodoxe au bien commun se situerait davantage sur un plan dynamique au niveau de la diaconie et de la réconciliation, que dans une approche intellectuelle et théorique.

 

  • Inégalités et exclusion

Stefano Zamagni note que le bien commun comporte trois caractéristiques nécessaires : l’indivisibilité, sa fourniture en commun et son antipaternalisme, car il présuppose la participation de tous, en d’autres termes, l’inclusion. Il fait remarquer qu’au niveau international, les inégalités déclinent entre Etats, à savoir le revenu moyen entre Etats. Par contre, au niveau mondial, les inégalités augmentent, la pauvreté décline, mais les inégalités augmentent. Elles sont le danger majeur pour la démocratie et pour la paix. Les pauvres ne font pas la guerre ; ce sont les victimes d’inégalités qui la font. La sociologue Saskia Sasser s’est penchée sur ces personnes qui ont à manger, mais qui sont exclues. Si on n’inclut pas les gens, ils réagissent. Le terrorisme en serait une expression. Dans la session sur le mal commun, Dominique Froidevaux de Caritas Genève fait remarquer que l’article 7 de la Constitution suisse inscrit le principe de dignité, en tant que notion juridique indéterminée. Car si on définit trop cette notion, on risque de la limiter en l’empêchant d’avancer. Dans le préambule de la Constitution suisse, il est noté que « la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres ». Ce même passage de la constitution est également cité par Jean-Claude Huot, agent pastoral pour la pastorale du monde du travail. Nicole Andreetta de l’aumônerie genevoise œcuménique auprès de requérants d’asile se base aussi sur la constitution suisse, citant également son article 12 sur le « Droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse ». Elle souligne la contradiction entre la constitution et des lois qui excluent et nient même l’existence de l’autre.

 

Maria Nowak considère que la démocratie politique s’est d’abord appuyée sur les riches à travers le suffrage censitaire, avant d’arriver au suffrage universel. Il nous resterait à suivre le même chemin, pour mener la perestroïka du capitalisme, et passer de « on ne prête qu’aux riches » à l’inclusion financière de tous. A cet égard, Maria Nowak a développé le microcrédit en lançant l’Association pour le droit à l’initiative économique (ADIE), qui s’inscrit dans le principe du droit à l’initiative économique proclamé par Jean-Paul II dans son encyclique Sollicitudo Rei Socialis. Ce droit, fondé sur la personnalité créatrice du citoyen, permet de combattre l’appareil bureaucratique des Etats qui est arrivé à son paroxysme dans les pays communistes, et à la concentration des richesses dans les mains d’une minorité, qui elle caractérise les pays capitalistes. Depuis sa création, l’ADIE a décaissé 150’000 prêts et permis la création de 112’000 entreprises. Le taux d’insertion atteint 84%, soit la sortie des entrepreneurs des différents dispositifs d’aide. Pour Paul Dembinski, les décideurs, notamment dans les milieux financiers devraient avoir le souci de ceux qui ne sont pas partie à la décision. Et de citer le premier directeur de l’Observatoire de la finance, Jean-Loup Dherse, pour qui : « L’étique, le souci du bien commun, c’est tenir compte de ceux qui ne peuvent pas te punir, et ne peuvent pas te récompenser ».

 

Federica Cogo observe que le langage évolue à l’image de la société. Aujourd’hui on parle de réinsertion, alors qu’autrefois on parlait de réhabilitation, un peu comme si la personne ne faisait plus partie de la société quand elle était en prison. Avant, nous parlions de cour d’assise, avec un jury populaire. Maintenant, on parle de cour criminelle, sans jury populaire. La communauté n’est plus partie prenante à ce processus de justice. L’espace est aussi un langage. Autrefois, la prison était au centre-ville, maintenant elle est en périphérie. Notre culture favorise la stigmatisation du coupable et sa mise à l’écart, au nom d’un bien public qui est la sécurité, qui est mis très en avant. Elle parle de livre du philosophe Bertrand Vergoly sur le transhumanisme « La tentation de l’homme Dieu » avec la tentation de l’illimité, de l’égalité et de la sécurité. Cette tendance nous pousserait vers la crainte ; le sentiment d’insécurité nous pousserait vers la méfiance de l’autre. Elles s’appuie sur deux données : la criminalité est en diminution alors que la population carcérale augmente. Pour Patrice Meyer-Bisch, face aux questions de migration, d’exclusion, il importe de faire remonter les témoignages, en leur donnant raison et en leur donnant une rationalité politique.

 

  1. Valeurs et bien commun

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  • La justice

Raymond Bernard Goudjo explique que la conscience de la norme juridique, fondamentale et absolue (cf. chapitre 1), c’est le bien commun dans la pensée d’Arthur Utz. Chez W. Sauer, mentionné par Goudjo, la justice est subordonnée au bien commun, en ce qu’elle est le critère qui augmente ou diminue le bien commun. Pour A. Utz, la justice est une idée avec le bien commun comme fin dernière. A. Utz défend une éthique finaliste comme éthique des vertus à vivre et à réaliser. Il existerait un amour social antérieur à la justice sociale. Ces deux vertus ont pour objet le bien commun. Henri Torrione observe que la notion de bien commun est plus libératrice que l’idée de contrat social. Dans le contrat social, n’est juste, que ce qui est réciproque. Il y a un rétrécissement de la notion de justice. Il relève que pour Aristote, la justice n’est pas séparée du bien. En 1776, les droits de l’homme ont été formulés de manière conforme à l’idée de bien commun : les autorités doivent viser le bien de tous.

 

Federica Cogo évoque la réflexion qui existe au niveau d’un nouveau paradigme de justice réparative. Elle perçoit le crime comme violation des personnes et des liens. La violation crée des obligations et la justice va se demander comment elle peut faire participer les victimes, le coupable et les membres de la société pour trouver ensemble une solution en termes de réparation. La Fraternité internationale des prisons développe un projet dénommé Sycomore, en référence à Zachée demandant ce qu’il peut changer dans sa vie. D’autre part, des études démontrent le bénéfice du pardon d’un point de vue scientifique, par le changement d’attitude. Pour Dieudonné Musanganya, nous vivons dans un monde injuste avec des structures injustes érigées comme des normes infranchissables. Du moment qu’on ne met pas l’accent sur la justice, on ne s’en sortira pas. Le bien commun serait une affaire de justice contributive, de justice distributive, en rendant à chacun ce qui lui est dû, pour qu’il contribue à son tour. A ces propos résonne un témoignage rapporté par Jean-Claude Huot. Celui-ci accompagnait un homme aux prud’hommes pour réclamer que son salaire lui soit payé. Cet homme disait qu’il travaillait pour nourrir sa famille et ajoutait qu’heureusement, les Eglises l’ont aidé à survivre dans ce pays, mais qu’il réclamait la justice.

 

  • La dignité

Patrice Meyer-Bisch trouve que les orateurs qui l’ont précédé auraient pu citer un peu plus la notion de dignité. Certes, il pense qu’assimiler dignité au bien commun ne peut que susciter l’adhésion commune. Il propose donc d’appréhender cette question sous l’angle inverse, soit celui de la honte. Cela aide à comprendre les conditions de l’inhumanité, de la perte de conscience. Il observe qu’en langue Poular (des Peuls), la dignité, c’est la capacité à éprouver la honte. Pour Meyer-Bisch, l’afflux de réfugier est un mal commun, car ce phénomène met en lumière notre incapacité, impuissance à arrêter une guerre, à les prévenir. A l’inverse, il peut en ressortir un bien commun à travers l’accueil du réfugié. A ce sujet, la question de la dignité semble être bien prise en compte par les acteurs du terrain. Dominique Froidevaux de Caritas Genève, présent à la même session, relève que l’article 7 de la Constitution suisse inscrit le principe de dignité, en tant que notion juridique indéterminée, car si on définit trop cette notion, on risquerait de la limiter en l’empêchant d’avancer. Inès Calstas place la dignité au cœur de la pastorale des milieux ouverts à Genève. Pour elle, il s’agit de rendre aux personnes la dignité et le respect qui leur sont dus.

 

Martin Brunner-Artho explique que la première exigence du travail de Missio – branche suisse des Œuvres Pontificales missionnaires internationales – consiste à l’ouverture à l’autre. Il décrit cette ouverture comme une rencontre de l’autre qui n’est pas figée dans des idées fixes, mais qui s’opère dans le respect de la dignité innée, qu’on peut aussi comprendre comme l’irremplaçabilité de la personne. Hélène Bourban explique que pour Action de Carême, les communautés sont les propres acteurs de leur développement. Cela implique tout un travail préalable pour que les gens prennent conscience de leurs droits et de leur dignité.

  • L’amitié

Henri Torrione rappelle que chez Aristote, l’amitié est le plus grand, parmi les biens, pour les cités. L’amitié est une fin, ce n’est pas un point de départ. Quand on veut imaginer un ordre que l’on veut mettre en commun dans une cité libre, il n’y a pas d’autre solution que de déterminer ce qui est juste en matière d’ordre constitutionnel. Aristote dit que le juste est constitutif du commun au niveau politique. Pour Aristote, ce n’est pas une justice séparée du bien. Rafael Alvira Domínguez réagit face à l’exposé de H. Torrione, en faisant remarquer que s’il n’y a pas l’amitié fondamentale, l’ordre constitutionnel est quelque chose d’extérieur, alors forcé. S’il n’est pas forcé, ça doit être un contrat social. Il reproche à H. Torrione de faire une interprétation moderne d’Aristote. La justice est une vertu, et chaque vertu a sa racine dans l’amour. H. Torrione répond que la mise en commun d’un ordre constitutionnel suppose l’amitié, de vouloir vivre ensemble. Il donne l’exemple de la réunification allemande avec la parité du mark, symbole de cette volonté de vivre ensemble, par une dimension de solidarité. Au cours de son intervention, Rafael Alvira Domínguez souligne qu’il faut renoncer à son ego pour avoir des amis ou pour aimer. C’est le relativisme et l’individualisme qui rendraient le commun impossible. Aristote affirme que l’amitié est le facteur fondamental dans la création d’une société quelconque.

 

Dans une certaine mesure, cet ordre constitutionnel fondé sur l’amitié se retrouve dans le processus historique de l’intégration européenne présenté par Immaculada Baviera Puig. Elle démontre que l’amitié entre les pères de l’Europe – personnalités souvent imprégnées de doctrine sociale de l’Eglise – était aussi la base d’une solidarité et fraternité entre leurs nations, dans le cadre de l’unification européenne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle soutient que la vision et l’intérêt communs des pères fondateurs de l’Europe – Schuman, Monnet, Adenauer, de Gaspieri, de Spaak – étaient d’origine chrétienne, sociale, mais aussi socialiste. Ceci aurait facilité l’amitié durable, la compréhension mutuelle, et un fort sens de la responsabilité, en rapport avec la période historique qu’ils ont traversée. Leur fort sens de responsabilité sociale aurait apporté un sentiment original de communauté fondée sur la solidarité qui pouvait faire face aux principes tant collectivistes que libéraux. Le résultat en fut la plus longue période de paix depuis des siècles. Selon Jean Monnet, au delà de notre propre pays, il ne fallait pas oublier l’existence d’un bien commun, supérieur à l’intérêt national, un bien commun dans lequel se base chacun de nos pays.

  • La confiance

La question de la confiance est avant tout présente dans les questions économiques. Pour Maria Nowak, le rôle du microcrédit va bien au-delà du rôle financier. Crédit vient de credere, croire. Faire crédit, c’est faire confiance, et donc restaurer le lien social qui disparaît dans notre société ou prend la forme virtuelle des réseaux sociaux. Jacques Bichot relève que lorsque le capital de confiance diminue, ces sociétés voient leurs performances économiques diminuer, se référant notamment aux études d’Alain-Pierre Peyrefitte. Cette question de la confiance fait réagir Christos N. Tsironis. Ce dernier fait remarquer à Jacques Bichot qu’il parle de confiance comme présupposé au fonctionnement de l’économie. C. N Tsironis se demande si ce ne serait pas l’inverse, à savoir que le fonctionnement normatif de l’économie affecterait et même détruirait la confiance et cohésion sociale.

 

Pour Jean-Jacques Friboulet, la question de confiance n’est pas seulement une question morale. Si la confiance s’est altérée dans ces 20 dernières années dans notre société, c’est aussi une question de structures. Il rappelle qu’il avait lui-même contribué à un livre sur la société de confiance, en montrant que notre société avait détruit pas mal de cadres ou de corps intermédiaires. Citant Jospin pour qui on est passé d’une économie de marché à une société de marché, J-J Friboulet soutient qu’on est dans une relation de face à face, sans médiation. C’est vrai pour les marchés financiers, mais aussi dans le cadre de l’endettement des ménages. Les ménages sont face à des grands magasins, des sociétés de crédits. Dès qu’un médiateur intervient, à l’instar de Caritas, les choses se règlent beaucoup plus facilement. Pour reconstruire la confiance, il ne suffirait pas de faire appel à des valeurs morales, mais il faudrait reconstruire des médiations. En Suisse, il existerait beaucoup plus de médiation qu’en France. Cette idée rejoint celle de Jean-Yves Naudet pour qui l’affaiblissement des corps intermédiaires aurait entraîné un affaiblissement du bien commun et le renouveau du bien commun passerait par les corps intermédiaires et de la subsidiarité. La disparition des corps intermédiaires placerait l’individu seul face à l’Etat.

 

Sur le plan macro-économique, Marc Surchat présente les nouveaux indicateurs de l’OCDE dénommés NAEC, acronyme de « new approaches to economic challenges ». Ces indicateurs sont fondés sur trois piliers. A ce propos, le troisième pilier a trait aux institutions et à la confiance. M. Surchat donne pour explication la crise assez générale de confiance dans les institutions. Pour M. Surchat, il importe que les institutions génèrent la confiance et soient proches de la manière de fonctionner des gens. Jean-Michel Bonvin estime que l’absence comme l’excès de règles tuent la confiance.

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  • Les droits de l’homme

Patrice Meyer-Bisch remarque que la dignité humaine est déployée aujourd’hui au niveau des droits de l’homme de manière imparfaite. Au niveau des droits de l’homme, on a abusé de l’approche macropolitique en faisant des Etats les premiers débiteurs des droits de l’homme. Ils sont souvent trop faibles. Ces droits de l’homme se retrouvent aussi au niveau méso : le droit à une alimentation saine, le droit de participer à la vie culturelle, le droit à la liberté religieuse. La prétention à ce droit implique un enseignement correct de la religion. En définitive, ce sont les diverses communautés de citoyens qui sont débiteurs des droits de l’homme.

 

Henri Torrione rappelle qu’en 1776, les droits de l’homme ont été formulés de manière conforme à l’idée de commun : les autorités devant viser le bien de tous. Chantal Delsol remarque que Jacques Maritain intégrait les droits de l’homme dans le bien commun. Elle pense que les droits de l’homme tels que définis en 1948 font partie du bien commun, dans la mesure où c’est une tradition que nous avons, qui s’inscrit dans une suite de la notion de personne humaine chrétienne. Cependant, les droits de l’homme tels que déclinés dans les textes de l’ONU sont discutables. Au début de son exposé, Jean-Jacques Friboulet reproche à Chantal Delsol d’avoir été trop rapide sur la question des droits de l’homme. Il souligne que Jean XXIII dans Pacem in Terris consacre un tiers de son encyclique aux droits de l’homme. Jean XXIII a expliqué pourquoi l’Eglise s’est ralliée à la déclaration des droits de l’homme de 1948. Il y avait la question de la liberté religieuse – élément qui fut extrêmement important pour les pays communistes –, du droit de la famille – étant constituante, donc prioritaire sur l’Etat –, ainsi que du partenariat entre Etat et société civile. J-J Friboulet pense que pour un Chrétien, les droits de l’homme ne sont pas une matière à option, mais vraiment une constituante essentielle du bien commun. Il rejoint ici Amartya Sen qui considère que les capabilités sont des droits de l’homme.

 

Inès Calstas cite Joseph Wresinski pour qui, là où les hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. Et s’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. De nombreuses mesures législatives et règlementaires prises par l’Etat représentent à l’heure actuelle une menace grave à l’exercice des droits de l’homme par les personnes qui vivent dans la pauvreté, en en faisant presque des coupables de leur situation. Piotr Mazurkiewicz rappelle que la famille figure dans la Charte des droits de l’homme, car elle constitue la cellule fondamentale de la société tant pour la production de biens relationnels que pour la reproduction.

 

La question des droits de l’homme interpelle aussi Manfred Spieker pour qui il y a un mépris pour le droit à la vie depuis les années 1970. La dépénalisation de l’avortement participerait à la destruction de l’Etat de droit. Par ailleurs, il rappelle que la propriété privée est une extension des droits de l’homme – à comprendre aussi comme droit naturel – selon Gaudium et Spes. Sur le plan normatif, Jean-Claude Huot évoque une initiative populaire suisse provenant des ONG. Celles-ci veulent modifier la constitution suisse pour que les multinationales présentes en Suisse soient soumises aux standards internationaux en matière de droits humains, de sorte que ces multinationales puissent être trainées devant les tribunaux pour des violations commises à l’étranger, par exemple dans des mines au Congo. Tenant de la pensée relationnelle, M. Schluter dénonce des droits qui, en Europe, sont généralement anti-relationnels. Le discours sur les droits serait en train de devenir une charte d’égoïsmes dans son application. Aujourd’hui, il serait question de savoir ce que la loi me donne pour poursuivre mes propres objectifs. Un enjeu actuel consisterait à réévaluer et à réinterpréter le discours sur les droits afin de les appréhender sous l’angle de droits relationnels. Dans cette optique, pour quelque décision d’un individu basée sur ses droits, il faudrait prendre en considération les conséquences sur les tiers.

 

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  1. Le bien commun à l’épreuve des sociétés contemporaines

 

  • Une définition évolutive confrontée au multiculturalisme

Pour Chantal Delsol, le bien commun est défini par rapport à la croyance du temps : longtemps religieux, idéologique au XXe siècle. Par exemple : la condamnation de Galilée. Il y a quarante ans, la seule raison qui permettait de mettre un professeur à la porte, en France, c’était en cas de relation sexuelle entre le prof et son élève. Aujourd’hui, ce n’est plus une erreur, ni un péché. Par contre, un professeur qui va dessiner une croix gammée sur un mur, va être mis à pied. Selon C. Delsol, le multiculturalisme poserait problème à la définition du bien commun. Il a toujours existé plusieurs cultures dans chaque société. Avant, la culture traditionnelle du lieu avait le dernier mot. Ceux qui n’étaient pas d’ici étaient tenus de faire comme s’ils étaient d’ici. Aujourd’hui, nous avons des sociétés dites multiculturelles où l’on considère que toutes les cultures ont voix au chapitre. Cicéron raconte le songe de Scipion rêvant qu’il avait vu deux soleils dans le même ciel. Au fond, il y a deux républiques en une, comme si elle était cassée en deux. Une société avec dix définitions du bien commun ne peut pas fonctionner. Une participante au colloque pose une question d’une brûlante actualité par rapport aux politiques de migration : est-ce que, dans certains cas, accueillir l’étranger peut être contraire au bien commun ? Chantal Delsol répond que selon elle, la définition du bien commun va être un équilibre entre la politique qui réclame la protection de la société et de la culture que l’on a en charge – parce que c’est ça la politique – et puis la morale, car la politique ne doit pas se faire au détriment de la morale. Nous avons à chercher un équilibre entre la morale universelle à respecter absolument et la politique comme respect de la société.

 

Un élément de réponse aux interrogations de C. Delsol se trouve peut-être dans le discours du Pape. En effet, dans son exposé, Cezary Koscielnak remarque que le concept d’écologie intégrale présent dans Laudato Si’ essaie de lier les cultures, les liens sociaux et l’environnement dans une perspective holistique. C’est un concept qui peut être accepté aussi bien par des croyants que non croyants. C’est un nouveau domaine où l’Eglise commence à penser et travailler sur le développement durable. Quant à Nicolas Margot, il conçoit l’hospitalité d’abord comme un passage, dans la tradition méditerranéenne (européenne et médio-orientale). Avec les migrants, c’est une hospitalité durable. Il va donc falloir, selon lui, trouver comment être accueilli sur le long terme. C’est le défi actuel. Comment nos sociétés sont aptes à accueillir dans le durable ces personnes ?

 

 

 

  • Le caractère holiste du bien commun

Chantal Delsol fait remarquer qu’à l’exception récente de sociétés occidentales préindividualistes ou individualistes, les sociétés humaines sont holistes, dans le sens ou le bien commun dépasse le bien particulier. La démocratie ancienne était développée dans une société organique. Si Socrate a été condamné à mort, c’est par son culot d’avoir une opinion particulière sur la religion. A partir de 420 avant J.-C. apparaît l’individualisme, à travers les textes d’Aristophane, qui y décrit une attitude émergente de gens qui ne pensent qu’à eux-mêmes, ne veulent pas payer d’impôts, veulent payer des mercenaires pour aller à la guerre à leur place, refusant le service à la patrie. L’individualisme se développe avec la démocratie et accélère avec la décadence de celle-ci. Chantal Delsol y tire un parallèle avec la situation d’aujourd’hui. Vous ne trouverez pas, ailleurs qu’en Occident, un développement de l’individualisme et donc une chute du bien commun. Avec Rousseau, on voit ce tournant de bien commun qui se transforme pour devenir intérêt général. Il y a une dégradation du bien vers l’intérêt (matérialiste) et du commun vers le général (fin de la communauté vivante).

 

Stefano Zamagni a inventé une métaphore arithmétique. Alors que le calcul utilitarien selon Bentham considère que le total des biens particuliers est la somme des biens individuels, le bien commun théorisé par S. Zamagni est le produit des biens individuels. En considérant la somme des biens, nous pouvons soustraire le bien d’un individu, la somme sera toujours positive. Par contre, avec l’idée de produit, en éliminant le bien d’un individu, le bien commun devient nul. Or, aujourd’hui, la valeur est presque exclusivement identifiée au travers du PIB, ce qui ne comprend pas les valeurs de l’amitié, les relations familiales, etc. Il s’agit d’une des trois formes de réductionnisme contemporain dont souffrent les sciences sociales. Les deux autres formes étant: la notion d’homo œconomicus de JS Mill, inspirée par la description de Thomas Hobbs selon lequel l’homme est un loup pour l’homme, ainsi que l’idée que l’unique but d’une entreprise est de maximiser ses bénéfices. Dans sa présentation de nouveaux indicateurs (les NAEC) comme substitut du PIB, Marc Surchat de l’OCDE semble indirectement apporter un élément de réponse aux réflexions de S. Zamagni. Avec ces nouveaux indicateurs l’OCDE n’essaierait pas forcément d’agréger le bien-être des gens. Il s’agirait plutôt de faire que le bien-être des uns renforce celui des autres. La dimension englobante du bien commun se retrouve aussi dans d’autres cultures. Ainsi George V.S. Joseph évoque la tradition indouiste qui considère l’humanité comme une grande famille. C’est à partir de cette source d’inspiration que le premier ministre indien Narendra Modi aurait défendu une réforme du Conseil de sécurité de l’ONU en 2014. Il plaidait pour un rôle plus actif de pays tels que l’Inde, le Brésil, l’Allemagne ou le Japon, afin d’aider l’ensemble de la communauté internationale à concevoir la politique autrement que comme un jeu à somme nulle.

 

  • Repenser les fondements sociétaux

Antonius Liedhegener intègre la question du bien commun comme extension, et non pas contradictoire, à une vision fonctionnelle de la société moderne. Il s’agirait de concevoir la société comme étant basée sur un projet normatif, la dignité humaine, la liberté et l’égalité. Cette société se reflèterait dans des institutions démocratiques de gouvernement qui poursuivent l’idée d’une intégration des sociétés modernes. Dans cette perspective, il attribue une place prépondérante à la société civile comme lieu de production de bien commun. Cette vision diverge de la conception proposée par Mathias Nebel. Ce dernier attaque la pensée de Rawls. Ce dernier rejetait le bien commun jugé comme inutile, dangereux et potentiellement totalitaire dans sa théorie de la justice basée sur le contrat social en 1971. Pour Mathias Nebel, ce modèle d’égalité de droit rawlsien n’arrive pas à dépasser les inégalités structurelles de la société et n’est pas universel. Il cite David Hollenbach qui dénonçait en 2002 la vision libérale de John Rawls comme essentiellement conservatrice, en ce qu’il est question de reproduire une vision idéalisée des Etats-Unis, dont l’échec apparaît dans ces transpositions étatiques en Afghanistan, Irak, etc. Pour Nebel, le contrat social est constitué de mythes protologiques, articulés autour de trois postulats : premièrement, le conflit irrémédiable des intérêts et des libertés individuels, l’ontologie de la violence selon William Cavanaugh; deuxièmement, le conflit résolu par l’imposition à tous de la puissance coercitive de l’Etat ; troisièmement, l’Etat incarne seul et de manière exclusive l’intérêt général dont le droit est l’expression maximale, conçu comme volonté et limite de la puissance de l’Etat.

 

De son côté, Jean-Claude Huot admet qu’il faut être conscient des limites de cette modernité, qu’elle est en bout de course. Il trouve néanmoins déstabilisant d’entendre dans l’Eglise des voix qui critiquent les fondements-mêmes de cette modernité, car on ne devrait pas oublié les apports de cette modernité : un droit international utilisable, une attention aux victimes comme jamais dans l’histoire. On ne peut pas parler du bien commun sans se référer aussi à ces droits, même dans leur caractère provisoire, car ils doivent être reformulés sans cesse. Ils seraient en quelque sorte un cliquet qui empêche de retomber dans l’arbitraire.

 

  • Une tension vers l’avenir

Pour Mathias Nebel, le bien social est un perpétuel retour à ce mythe de l’origine – tel que décrit précédemment – qui crée des sociétés figées, sans avenir ou dont l’avenir est un éternel retour à un passé mythologique. Lorsque le mythe s’épuise on en vient à des dérives issues de ce même mythe comme la sur-égalité ou la sur-tolérance. Aussi, la notion de bien commun est plus libératrice, convaincante que les mythes du bien social. C’est foncièrement tension vers le futur. Dès lors, il avance trois bases d’une redéfinition du bien commun. Il faut redéfinir la notion fondamentale du rapport à l’autre : l’autre n’est pas ma limite, mon fardeau. L’autre est la condition de possibilité de mon plein accomplissement. La coopération est à la base du fait social. A la base du fait social, il n’y a pas le conflit, mais la coopération. Ma liberté est augmentée de celle de l’autre. Deuxièmement, la société, l’action sociale, naît de l’action partagée. La liberté humaine s’inscrit dans l’être et dans l’histoire par l’action. La liberté devient visible dans l’action. Le fait social résulte de la coopération des libertés. La troisième base d’une réinterprétation du bien commun est celle d’une temporalité. Ainsi, le vivre ensemble porterait l’espoir d’une conjonction entre le bien personnel et le bien de la communauté. Par le simple fait qu’il existe, le fait social abriterait l’espoir du bien commun.

 

Cette problématique de la tension vers l’avenir est aussi présente dans l’économie privée. Stefano Zamagni cite une récente recherche de l’Université de Tel Aviv qui porte sur les priorités en termes de valeurs personnelles des économistes. Il était demandé de répondre quelles étaient les cinq valeurs les plus importantes pour les économistes. Les trois valeurs les plus souvent citées étaient : être ambitieux, intelligent, avoir du succès. Ces trois valeurs sont des valeurs individualistes. Il conclut que les personnes qui n’ont pas foi en l’avenir n’ont que le présent. Ceux qui n’ont que le présent n’ont pas de raison valable, ni à s’engager sur le plan normatif, ni à façonner le futur. Se penchant sur d’autres statistiques, Antoine Renard remarque que la famille est encore largement perçue comme une perspective d’avenir auprès des jeunes. Cette aspiration serait à mettre en lien avec cette caractéristique du bien commun, tension vers l’avenir.

 

  • Des outils pour le bien commun ? Entre capabilités et approche relationnelle

Jean-Michel Bonvin explique que le concept de capabilité – développé par l’économiste Amartya Sen – regroupe les libertés réelles d’une personne. Il s’agit d’une liberté de définir soi-même ses orientations ou choix de vie. Cette approche implique de donner du pouvoir d’agir aux citoyens en leur laissant une liberté de choix, par opposition au paternalisme ou au néolibéralisme. Dans la dimension de pouvoir d’agir, la liberté réelle s’oppose à la liberté formelle. Ce qui intéresse Sen, ce n’est pas de donner des libertés sur le papier, c’est de faire en sorte que les gens soient autant que possibles libres de mener une vie qui a de la valeur à leurs yeux. Pour une liberté réelle, il faut avoir accès à un certain nombre de ressources (biens, services, prestations, prestations de remplacement, etc.). Ces ressources sont essentielles, mais ne suffisent pas. Il faut aux personnes la capacité d’utiliser ces ressources pour les convertir. Certains facteurs de conversion concernent l’individu (compétences, motivation, qualifications, etc.), et d’autres concernent le contexte social. Les ressources, les facteurs de conversion individuelle et les facteurs de conversion sociaux importent : si vous agissez sur un, vous risquez de manquer l’autre. Amartya Sen parle du concept de démocratie constructive, selon lequel il faudrait œuvrer dans le sens d’une participation aussi effective et aussi réelle que possible de toutes les parties prenantes lorsqu’on élabore une norme sociale, une règle collective ou une politique publique. Ensuite, les préférences individuelles doivent passer le test du débat public, du débat démocratique, qui intègre le plus de points de vue possible. Si elles le passent, si elles sont validées, elles peuvent être soutenues par une action publique (Etat, collectivités, société civile).

 

Mathias Nebel réagit à l’exposé en attirant l’attention sur le fait que les capabilités correspondent à ce qu’on appelait autrefois les vertus. Les vertus, dont l’étymologie grecque nous ramène aux « dispositions », n’incluent pas seulement les vertus morales, mais aussi les vertus intellectuelles et corporelles. Sen aurait assumé tout à fait clairement cet héritage aristotélicien. Il aurait beaucoup insisté sur l’actualité, de l’acte, de la mise en œuvre des accomplissements dans la vie concrète des gens. Le bien, fondamentalement, c’est energeia, c’est un acte et un acte de l’âme, ce qui justifie tout au sommet l’amitié. Finalement, selon Mathias Nebel, Sen assumerait aussi l’héritage aristotélicien de l’usage collectif de la raison. Jean-Michel Bonvin reconnaît le lien entre aristotélisme et la pensée de A. Sen. Toutefois, selon lui, ce lien serait assumé plus fortement par Nussbaum que par A. Sen.

 

Michael Schluter se montre critique vis-à-vis d’Armatya Sen. Il remarque que les services publics sont aussi individualisés, que l’école traite du développement personnel de l’enfant, que le système de santé consiste à restaurer les capacités physiques d’un individu. Il accuse Amartya Sen de développer une vision individualiste des capacitations, à l’image d’une société qu’il juge trop individualiste, où chacun poursuit ses propres objectifs selon son propre agenda. La perspective adoptée par M. Schluter entre en résonance avec l’introduction du colloque par Charles Morerod. Ce dernier pose comme question : « Quand je fais quelque chose, quel impact ça a sur les autres ? » Pour l’évêque du lieu, si chacun d’entre nous n’a pas cette question en tête, la vie en commun devient impossible. M. Schluter est aussi préoccupé par les conséquences sur un tiers d’une action ou de la revendication d’un droit individuel. C’est pourquoi il propose une pensée relationnelle comme cadre pour l’organisation des politiques publiques et de la vie privée basées sur les valeurs relationnelles de la tradition judéo-chrétienne. Cette pensée relationnelle se fonde sur la croyance chrétienne en un Dieu relationnel, dans le sens d’une préexistence de la Trinité à la Création, le monde matériel. Selon M. Schluter, Jésus parle beaucoup de foi, qui signifie chez lui la confiance. La confiance et l’amour sont des termes relationnels. Partout, l’Eglise est relation. Il observe que quand l’église est petite, nous connaissons toutes les personnes. Chaque personne est acceptée et bienvenue. Et nous passons du temps avec elles. C’est une église pour tout le monde. Mais plus l’église est grande, plus il est difficile d’éviter que les gens glissent en dehors des mailles du réseau. Les personnes viennent et partent sans que personne ne s’en rende compte. Il donne l’exemple d’un micro-ondes. Cet objet peut être considéré sous l’angle du coût, sous un angle environnemental. On peut aussi le considérer d’un point de vue personnel : cela répond-il à mes besoins ? Ou sous l’angle relationnel : quel est l’impact d’un micro-ondes dans mon ménage ? La plupart des ménages anglais ont un micro-ondes. C’est aussi vrai que dans les vingt dernières années, 25% des ménages anglais n’ont plus de table de cuisine, car ils ne l’utilisent plus. Il mangent devant la télévision, dans leur chambre et n’ont plus de conversation. La conversation est absolument le cœur de la pensée chrétienne dans l’espace public. Si les technologies de l’information que nous produisons détruisent le dialogue, cela doit nous interpeler au premier plan, en tant que chrétiens.

 

  • L’écologie intégrale et la question de la dette

Ce colloque a vu émerger une thématique relativement neuve, à savoir la place de l’écologie dans la conception du bien commun. Véronique Gay-Crosier a exposé cet aspect sous l’angle de l’encyclique Laudato Si’. Elle note que le Pape François ne cantonne pas la crise écologique dans la question environnementale. Pour lui la crise est socio-environnementale. C’est pourquoi il milite en faveur d’une écologie intégrale. Cette question soulève de nouvelles dimensions : ainsi, l’environnement devrait être considéré comme un prêt que chacun reçoit et devrait transmettre à la génération suivante. De même, le droit à la propriété privé serait subordonné au principe de la destination générale des biens de la terre. Le Pape en appelle à une révolution culturelle.

 

Cet aspect est aussi repris par Jean-Jacques Friboulet qui soutient que tant qu’on n’aura pas de révolution dans les esprits, la croissance inclusive restera des mots. Il rejoint le Pape François sur la nécessité de passer à d’une économie de l’équilibre à une économie des limites. Selon J-J Friboulet, il faut que les entreprises privées investissent, mais aussi que les Etats donnent des incitations. Sur ce point, il s’inquiète de l’évolution des Etats aujourd’hui ; c’est-à-dire de l’affaiblissement considérable des Etats, de l’endettement des Etats. Pour lui, si on ne résout pas la crise de la dette, on ne résoudra pas la crise écologique. A l’issue de l’intervention de J-J Friboulet, Paul Dembinski rappelle qu’un passage de l’encyclique aborde la dette écologique. Il s’agit d’un postulat porté par beaucoup d’ONG depuis une dizaine d’années. En substance, le postulat soutiendrait que les pays occidentaux ont dévoré une part de l’environnement qui est supérieure à ce qui leur revient, donc il y aurait une dette financière de ces Etats industrialisés envers les autres. P. Dembinski est frappé que ces deux phrases sur la dette écologique n’aient été que très peu relevées dans les commentaires sur l’encyclique.

 

Michael Schluter aborde la question de la dette en partant de la parabole des talents. La dette financière serait prendre ce que vous n’avez pas placé. S’appuyant sur la pensée relationnelle, il propose de repenser l’investissement à partir de certains slogans : « No return, without responsability » (pas de rendement, sans responsabilité), « no investment, without involvment » (pas d’investissement, sans implication), « no profit, without participation » (pas de profit, sans participation). Puis de donner l’exemple des pensions, où vous n’avez aucune idée où est placée votre argent, si elle sert à quelque chose de moral. De son côté, Justin Welby estime que si les termes de la dette ne sont pas justes et réalistes, on ne peut pas exiger son remboursement. Il rappelle, à ce propos, la campagne Jubilé 2000 soutenue par les Eglises. Cette campagne proposait l’annulation de la dette du Tiers Monde pour l’an 2000.

 

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  1. Les institutions et le bien commun

 

  • La famille

Rafael Alvira Domínguez juge que sans religion, l’existence de familles capables de donner une éducation éthique authentique aux enfants n’est pas assurée. Voilà pourquoi, la famille n’est pas seulement la cellule de la société, mais l’âme de toute société. Il n’est pas aisé de réaliser le bien commun s’il n’existe pas d’abord ce qui est commun. Manfred Spieker soutient également l’importance de la famille. Dans son exposé, il rappelle que selon Gaudium et Spes, le bien commun est la somme des conditions de la vie sociales par lesquelles les individus et les groupes peuvent atteindre leur épanouissement. Il note qu’Aristote considère la famille comme le plus petit groupe d’hommes, le noyau de la civitas. Pour lui, la famille constitue une condition institutionnelle au bien commun.

 

Se penchant sur les structures de péché, Jacques Bichot note que la famille revêt toute son importance sous l’angle du principe de subsidiarité cher à l’Eglise, pour lequel l’initiative peut être laissé au niveau le plus bas, pour autant que le comportement au niveau des petites structures – dont fait partie la famille – soit raisonnablement bon. Egalement sous l’angle de la subsidiarité, Jean-Yves Naudet s’inquiète de l’affaiblissement du rôle de la famille dans son statut juridique, sa solidité, durabilité et sa définition, sachant que, selon lui, la famille est la cellule de base de la société, mais aussi la première cellule sociale de l’écologie humaine, et donc du bien commun. Il ajoute que la subsidiarité est une condition du renouveau des corps intermédiaires et donc du bien commun. Il rappelle qu’à ce titre Pie XI, dans sa définition des corps intermédiaires, insiste sur le rôle des groupements d’ordre inférieur, à commencer par la famille qui nous rappelle que l’homme est un être social et non pas un individu isolé. Il observe aussi que dans Caritas in Veritate, Benoît XVI avait insisté sur le fait que l’individu était écrasé entre deux pôles, celui de l’individu et celui du marché, laissant une portion congrue à la société civile, à la famille et aux associations.

 

Cette question de la famille est au centre de l’exposé d’Antoine Renard. La famille est importante et nécessaire à la survie de l’humanité. Pour lui, il faut oser dire que la famille est un bien commun et peut-être le premier des biens communs. Il s’appuie avec force statistiques pour démontrer l’importance perçue et réelle de la famille, jusqu’à l’ancrage de la famille dans le droit international, mais aussi ses biens faits sociaux (réussite scolaire, professionnelle, perspective d’avenir), éducatifs et psychologiques (enseignement de l’altérité, production de dialogue, création de confiance) et économiques (tâches domestiques, éducation). Il s’interroge si au lieu de faire comme les politiques qui considèrent la famille en crise dans un monde moderne, nous ne devrions pas considérer la famille comme une solution moderne dans un monde en crise. Dans un autre contexte, un intervenant à l’atelier exclusion et bien commun dénonce une pratique de l’asile consistant à faire éclater la famille, sous prétexte de ne pas faire d’appel d’air.

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  • Le marché

Dans l’idée de bien commun, il y a, selon Pierre de Lauzun, l’idée d’autonomie de la personne ; mais en même temps, cette personne n’atteint son plein développement que dans une société, c’est-à-dire avec d’autres, dans le relationnel. Ça voudrait dire que la recherche du bien commun tel que l’entend l’Eglise implique une économie décentralisée, où les décisions sont prises par des personnes. Dans Caritas in Veritate, le Pape Benoît XVI décrit très clairement le marché comme une interaction de personnes. Cette interaction se fait par l’institution du marché, qui est une confrontation de décisions que l’on essaie de faire au mieux, si l’on cherche le bien collectif. Ces décisions ont les rapproche, pour arriver à des décisions communes qui permettent des échanges. Donc le marché fait partie du bien commun et constituerait l’un des instruments essentiels du bien commun. Une notion du bien commun qui ne donnerait pas une vision claire et positive du marché ne répondrait pas à la partie économique du bien commun.

Dans le même ordre d’idées, Maria Nowak répond à une question concernant la distinction entre économie de marché et économie capitaliste. Pour elle, l’économie de marché tourne autour de l’échange, et l’échange, c’est toujours bien. En revanche, l’économie capitaliste tourne autour de l’idée d’accumulation de capital, et l’accumulation de capital, c’est toujours au profit de quelques-uns et c’est toujours mal. S’il défend l’initiative de Maria Nowak D. Sugranyes Bickel refuse à faire une distinction entre économie de marché et économie capitaliste.

 

Pour D. Sugranyes Bickel, l’ADIE touche au cœurs du problème : le droit à l’initiative économique. Pour lui, l’initiative économique est freinée, car aussi bien la financiarisation que le corporatisme empêchent les nouveaux entrepreneurs de se développer. Nous serions dans une économie lourdement interventionniste. Pour lui, l’économie de marché est rongée dans son fonctionnement par la poursuite insatiable de l’argent à court terme, mais par ailleurs, elle est rongée en même temps par le corporatisme, par la prolifération législative, par la corruption. S’il ne s’agit pas de défendre les théories d’homo homini lupus est, on ne peut non plus fonder une théorie du bien commun sur la seule coopération. Il faudrait une synthèse qui incorpore la concurrence. La concurrence est génératrice, dans toute vie humaine, de progrès. Là aussi, il faut éviter l’angélisme. Il observe positivement l’énorme élan de transparence en cours. Ce courant ferait ressortir des mauvais comportements dans le monde économique.

 

Dans la présentation de son modèle de microcrédit développé au sein de l’Association pour le droit à l’initiative économique (ADIE), Maria Nowak insiste sur les destinataires : tous victimes de la victoire du profit individuel sur le bien commun, sur l’écart de richesse. Sa contribution porte sur le droit à l’initiative économique, proclamé par Jean-Paul II dans son encyclique Sollicitudo Rei Socialis. Pour elle, le microcrédit est à la fois bien privé et bien commun. Le rôle du microcrédit va bien au-delà du rôle financier. Crédit vient de credere, croire. Faire crédit, c’est faire confiance, et donc restaurer le lien social qui disparaît dans notre société ou prend la forme virtuelle des réseaux sociaux. La démocratie politique ne pourra pas survivre sans le soutien d’une démocratie économique qui se définit par la possibilité pour chacun d’exploiter ses talents et de participer à la définition de son propre sort. La démocratie politique s’est d’abord appuyée sur les riches à travers le suffrage censitaire, avant d’arriver au suffrage universel. Il nous reste à suivre le même chemin, pour mener la perestroïka du capitalisme, et passer de « on ne prête qu’aux riches » à l’inclusion financière de tous.

 

Mgr Lawrence Pius réagit à l’exposé dans lequel Stefano Zamgni plaide pour la réhumanisation du marché, plutôt que sa diabolisation. Gandhi a dit que le marché global est de manière inhérente maléfique, bien qu’il produise quelques bénéfices marginaux. Il ne peut pas être humanisé et pense que Amartya Sen ne serait pas éloigné de cette vue de Gandhi. S. Zamagni rétorque que l’économie de marché ne doit pas être confondue avec l’économie capitalistique. C’est une confusion majeure. L’économie de marché est née trois siècles avant l’émergence du capitalisme. Ce sont les franciscains qui auraient créé l’économie de marché. Ils créèrent l’économie de marché pour le bien commun, afin de lutter contre l’usure, la pauvreté, etc. Gandhi se référait à l’économie de marché apparue peu avant la révolution industrielle. Pierre de Lauzun souligne aussi le souci des fransiscains à rendre moral le marché dans le sens du bien collectif. Il estime qu’il est plus vertueux d’acheter des actions dans un sens moral que d’avoir un livret en banque, mais qu’en même temps, l’exigence morale qui est derrière est beaucoup plus grande. Les actionnaires relèvent des exigences mises à la propriété dans la doctrine sociale, c’est-à-dire, la destination universelle des biens. Ce dont traitaient les médiévaux, c’était le marché et non les banques. Le marché joue un rôle de boussole beaucoup plus central que l’activité du simple crédit. Il y a d’un côté l’épargne et de l’autre l’investissement. Pour cette raison, le marché financier fait partie du bien commun. Mais, c’est là qu’on retrouve les paroles très fermes de l’évangile sur le culte de Mammon. On traite non plus directement des choses et des gens, mais on traite de l’argent ou des abstractions à propos de l’argent. Donc il est beaucoup plus facile de s’éloigner des hommes ou de leurs préoccupations.

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Pour Maria Nowak, il est nécessaire de mieux contrôler les dérives de la finance, notamment en orientant le Shadow Banking vers la finance vertueuse. Au moment de la réforme, lors du débat sur le taux d’intérêt, un argument avancé était celui du temps qui appartient à Dieu, et ne peut donc être à l’origine d’un gain privé. Aujourd’hui, la quasi suppression du temps (dans la finance à haute fréquence) peut être à l’origine d’un gain, sans relation aucune avec l’économie réelle. A ce sujet, Pierre de Lauzun s’affirme contre le crédit à haute fréquence. Cette question du temps est soulevée par Paul Dembinski, lorsqu’il défend un rééquilibrage entre transaction et relation. Pour lui, l’ethos de l’efficacité serait l’ADN des mécanismes que nous avons développés depuis la fin des trente glorieuses. Ces mécanismes seraient fondamentalement basés sur la notion de transaction : « j’achète, je paie, je m’en vais ». Cette transaction se réduirait à la photo d’un point de contact. Elle serait par nature porteuse d’efficacité, mais aussi tueuse quelque part de confiance. Pour P. Dembinski, transactions et relations sont indispensables. La transaction ne devrait pas s’opérer sans une autre forme d’interaction sociale qui est la relation. Privilégier la durée, le face-à-face, le non-anonymat seraient autant d’éléments nécessaire à cette restauration de la confiance. A ce propos, il se réfère à l’atelier par Michael Schluter sur l’importance de la relation, de la relation comme dépassement de la transaction.

 

Mathias Nebel se base sur la systémique de Dunham, selon laquelle tous les systèmes sociaux ont une certaine logique, que cette logique a un point d’équilibre, mais qu’une fois ce point d’équilibre dépassé, cette logique en vient à être l’élément qui bloque le système social et le mène au point de rupture. Un sociologue allemand a écrit un livre sur l’accélération dans lequel il parle des systèmes financiers entre autres, comme étant, par la technologie actuelle, arrivés à une quasi simultanéité instantanée dans le high frequency trading. Et de s’interroger si nous ne serions pas précisément à un point de rupture de l’instrument qu’est le marché, non pas à cause de ses défauts, mais parce qu’on le met là au maximum de ses potentialités ? Pierre de Lauzun rejoint Mathias Nebel et croit qu’on dépasse la finalité du marché en lui-même, car on aurait vu le marché comme l’interaction de tous les possibles et non pas comme une interaction orientée vers un bien commun. D. Sugranyes Bickel réfute cette lecture systémique et n’observe pas de changement de nature. Il préfère se tourner vers les réalités qui prennent de l’espace, les initiatives entrepreneuriales de petite dimension appuyées par l’opinion publique, par les associations de consommateurs.

 

  • L’entreprise

Pour Jean-Nicolas Moreau, la première forme de conflit aujourd’hui n’est plus la grève mais le désengagement. Il s’agirait de l’un des premiers facteurs de destruction de marge dans les entreprises. Il observe une tendance à une gestion brutale des processus qui portent atteinte à la dignité de l’homme. Face à cet état de fait, des formes de contrepouvoir émergeraient, notamment par Internet, sans qu’on puisse pour autant y apercevoir de cadre culturel et institutionnel qui permettrait aux communautés nouvelles de dialoguer entre elles. Il cite à ce sujet les formes de financement participatif qui se développent sans passer par les banques par exemple.

 

Pour Stefano Zamagni, les Etats-nations sont incapables de fixer les règles du jeu, car ils ne peuvent pas régler ce qui se passe à l’extérieur de leurs frontières. Pour lui, les entreprises privées doivent s’autoréguler et ne pas attendre que cela vienne de l’extérieur. En d’autres termes, elles jouent aussi un rôle politique et non seulement économique. Les Nations Unies ne peuvent pas les réguler par exemple et les Etats ne pourront jamais parvenir à un accord sur le rôle des entreprises. C’est pour cela qu’il défend l’idée d’une responsabilité sociale des entreprises. Dans le même ordre d’idées, Jean-Claude Huot met en avant deux initiatives qui méritent selon lui d’être appuyées et affectent les entreprises : d’une part la fondation Ethos qui mobilise l’actionnariat des caisses de pension pour agir sur la gouvernance des entreprises, et d’autre part l’initiative populaire lancée par les ONG afin que les multinationales présentes en Suisse soient soumises aux standards internationaux en matière de droits humains et d’environnement.

 

Dans son exposé, François-Marie Monnet fustige le comportement de membres du patronat catholique français, eut égard à la doctrine sociale de l’Eglise, notamment sur ce qu’il décrit comme un chantage sur évasion de capitaux ou un silence coupable dans une opération de fusion. Sugranyes Bickel dénonce une lecture partielle des cas dénoncés par François-Marie Monnet soulignant la complexité des décisions qui ne permettraient pas en l’état de juger ces personnes. Il y aurait parfois des décisions à prendre extrêmement impopulaires précisément pour éviter d’autres conséquences plus négatives. Un participant pense qu’il y a une crise culturelle majeure. Elle a comme caractéristique de développer une culture techniciste et non pas technicienne. Selon lui, les travaux de Jacques Ellul prennent une actualité qu’ils n’avaient pas au moment d’être écrits. Une culture qui est abstraite et qui fait croire que le chiffre est concret. Elle pourrait être imagée comme la rencontre entre l’ingénieur et le financier autour d’un tableur Excel. Dans la culture la plus quotidienne de l’entreprise, nous disons aujourd’hui : « parlons concret, parlons chiffres ». Cette approche conduirait à une administration du risque, et non plus à une gestion du risque. Jean-Yves Naudet  considère que le corps intermédiaire qui a le plus d’importance aujourd’hui est l’entreprise. Il admet volontiers que l’entreprise joue un rôle et participe au bien commun. Néanmoins, la faiblesse des autres corps aurait conduit, selon lui, à une hypertrophie de la sphère économique, qui à son tour, aurait conduit à la société de consommation et au matérialisme pratique de nos sociétés.

 

Paul Dembinski aborde de manière indirecte la question de l’entreprise. Pour que des choses surgissent du néant, à l’instar d’une entreprise, il faut que toutes les ressources, tout notre temps, ne soient pas consacrées uniquement à l’efficacité immédiate. Pour sa part, Justin Welby rappelle le rôle de l’entreprise, en citant les propos de Jean-Paul II dans Centesimus Annus : « le but de l’entreprise n’est pas uniquement la production du profit, mais l’existence même de l’entreprise comme communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière ». Pour J. Welby, la finance, en étant juste et accessible, a un rôle constructif pour la création d’entreprises. Il donne pour exemple un homme peintre très compétent, mais licencié en raison de la crise. Cet homme a cherché un capital pour lancer sa propre entreprise. Il lui a fallu 18 mois pour trouver quelqu’un qui lui prête 200 livres Sterling, soit 280 Euros. Cette somme lui était nécessaire pour acheter des pinceaux, de la peinture et des échelles. En quelques semaines, il avait remboursé l’emprunt. Il travaillait dur. Son livre de commande était plein pour six mois ! Il était non seulement capable d’entretenir sa famille, en y recréant un sens de joie et vie commune, mais aussi d’engager rapidement un apprenti. Ainsi, une petite communauté commençait à fleurir dans une région de fort chômage. J. Welby précise que c’était une entreprise sociale locale qui lui prêta l’argent plutôt qu’une grande banque nationale.

 

  • La loi comme expression de l’Etat

Plusieurs orateurs soulignent les effets négatifs des dérives légalistes. Pour Maria Nowak, aider le développement du microcrédit implique d’ôter les obstacles en matière de cadre légal et de financement. Elle relève que la Commission européenne a compris cet enjeu. Elle a publié en 2007 une initiative sur ce thème, mis en place un dispositif central de financement, et ouvert l’accès des fonds structurels au microcrédit. Comme le cadre réglementaire de la finance dépend encore des Etats, celui-ci continue de bloquer son développement dans beaucoup d’Etats, car une innovation financière et sociale met beaucoup de temps à s’acclimater. Ces changements ne passent pas par une réglementation nouvelle, mais par la simplification du cadre légal (ce qui a été fait en Tunisie après la révolution), ainsi que par la restauration de la confiance. Pour Jean-Yves Naudet, la société civile est le lieu où se forge cette aptitude au don ou à la gratuité. Ce don à la gratuité doit, selon Benoît XVI, aussi irriguer le domaine politique comme économique. Une société qui ne reposerait que sur la loi (politique) ou le contrat (économique) ne serait qu’une société froide alors que l’extension des relations de gratuité et de don permettrait d’approcher de la civilisation de l’amour.

 

Nicolas Margot, qui travaille dans le projet d’accueil des Eglises Point d’appui, juge que les services de la population et de l’asile ont une manière de plus en plus légaliste de considérer l’acceptation ou non des réfugiés dans la procédure, observant une dimension humaine qui tend à se perdre dans le légal. Pour Nicole Andreetta, le droit d’asile qui était une valeur en Suisse, serait devenue, et toujours plus, une procédure juridique très compliquée, créant des catégories qui tendent à faire oublier les êtres humains qui sont derrière. Inès Calstas assiste à un renforcement des lois qui criminaliseraient la pauvreté. C. Delsol reproche notamment à N. Andreetta et I. Calstas de trop se référer aux droits, en oubliant la question de la charité. Face à un mendiant, la charité exige qu’on s’occupe de lui : pour elle, il s’agit d’une évidence. Mais la mendicité n’en devient pas pour autant une sorte de droit. De même, elle ne pense pas qu’on puisse avoir le droit au logement, mais si cette question se discute. De manière volontairement provocante, elle tire un lien entre l’instauration d’un tel droit au logement et le fait que seul le dernier Etat soviétique encore existant, la Corée du Nord, intègre un tel droit.

 

A l’issue de l’atelier sur le thème de l’exclusion, Raymond Bernard Goudjo constate au sein de l’Eglise l’importance du travail effectué avec les petits, les exclus, mais il se demande s’il y a un autre mouvement cherchant à rencontrer ceux qui sont au sommet des décisions, pas seulement le simple employé. Car souvent, les employés lui répondent que c’est la loi et qu’ils doivent l’appliquer. Pour R. B. Goudjo, on ne verrait pas assez ceux qui travaillent à changer la loi. Aller à la rencontre de ceux-là, c’est le plus difficile. Pourtant, il faudrait des aumôneries pour les cadres et les personnalités politiques, mais ce n’est pas évident. S’appuyant sur l’encyclique Rerum Novarum, Jean-Claude Huot, estime que la justice consiste à respecter la dignité humaine. Pour ce faire, il faudrait s’appuyer sur le droit, le droit positif tout d’abord, malgré ses limites et la maigreur du droit du travail en Suisse. Même si le droit positif est injuste, inéquitable, il faudrait ensuite passer à la revendication politique, au changement de lois. A ce propos, on pourrait s’appuyer sur les normes internationales et les normes fondamentales de l’OIT.

 

  • Les communs

Stefano Zamagni relève la tragédie des communs : le fameux article de 1968. Les communs sont l’environnement, le savoir, la biodiversité, les semences agricoles, etc. Ce ne sont ni des biens privés, ni des bien publics. Eli Norostrom, politologue et prix nobel d’économie en 2009, a déclaré : « aujourd’hui, il faut réaliser, qu’il y a certaines catégories de biens qui ne peuvent ni être régies par le privé, ni par le public. Nous devons trouvons une nouvelle forme de gouvernance ». Nous souffrons aujourd’hui d’une nouvelle forme de manque. Il n’y a pas de manque de biens de consommation. Le manque se situe au niveau des communs. Joanna Giecewicz se réfère à Adam Smith, pour qui nous avons besoin d’un Etat qui érige et maintienne des biens communs. Toutefois, ces besoins ont évolué au cours du temps : système de défense, adduction d’eau, service postal, communications, routes, parcs, musées. Elle s’interroge si nous percevons l’espace public comme une part d’infrastructures nécessaires dans la société et le pays ? Selon elle, considérer l’espace comme bien commun modifierait notre identité commune, notre perception spatiale, donnerait du pouvoir aux acteurs de la société civile, limiterait l’exclusion sociale et faciliterait la démocratisation.

 

Pour Jacques Bichot, la possibilité d’avoir un langage commun, le partage des lois, des institutions communes font partie d’une sorte de maison commune. Beaucoup de ces structures font partie des moyens de production, d’un capital immatériel de l’humanité. Un capital, sans lequel, nous n’irions pas bien loin. Nous avons des biens communs au sens patrimonial du terme qui relèvent de ce que il appelle l’économie des conventions. On passe de ce bien commun comme patrimoine au bien commun comme ce qui est bon pour l’humanité, ou au moins pour une population, quand on se préoccupe de la constitution et de la préservation de ce bien commun. La question du langage comme bien commun est évoquée par Paul Dembinski qui s’appuie sur l’exposé de Piotr Mazurkiewicz. Ce dernier y dénonce une modification du sens de mots issus d’un vocabulaire chrétien comme « mariage », « droits de l’homme » ou « famille ». Pour P. Mazurkiewicz, deux visions anthropologiques de l’homme se confrontent. Il se construirait ainsi une civilisation post-chrétienne. On a toujours le même vocabulaire, mais on change le sens des mots qui sont enracinés dans la Bible.

 

  • La subsidiarité comme principe de fonctionnement des institutions

Martin Brunner-Artho indique que pour Missio, la subsidiarité dicte l’équilibre entre la contribution personnelle et une assistance quelconque, étatique ou autre, avec une priorité laissée à la contribution personnelle. L’unité plus petite a même obligation à agir, avant que l’unité supérieure ne vienne à son aide. Mais il faut que s’opère un renoncement au pouvoir sans nier sa propre dignité. Un participant à l’atelier se demande s’il ne faudrait pas parler plutôt de coresponsabilité au lieu de subsidiarité. Une autre participante insiste sur le lien entre subsidiarité et équité, mettant en avant que chacun a sa responsabilité quelle que soit sa fonction, mais il s’agit plutôt d’une question d’échelle. Un participant observe que la subsidiarité concerne avant tout l’expérience humaine pour résoudre au mieux des problèmes, sans devoir attendre pendant des mois que les autorités arrêtent une décision. Ce principe ne remettrait pas en cause l’autorité pour autant, car le pouvoir n’est pas forcément partagé dans l’Eglise. La subsidiarité consisterait à aller au plus haut niveau de sa responsabilité sans être freiné par des structures.

 

Pour Manfred Spieker, l’Etat doit notamment fonctionner sur le principe de la subsidiarité. Ce principe lié à celui de la solidarité serait la clé du bien commun. Une politique est un succès si l’on garde un équilibre entre ces principes. L’Etat, à la fois social et de droit, reposant sur la séparation des pouvoirs, doit subvenir aux besoins de ceux qui sont dans l’incapacité d’organiser leur vie : ceux qui sont handicapés, au chômage, ou exposés à de lourds fardeaux. Ce système doit venir en appoint là où ils ne peuvent pas s’aider eux-mêmes. Jacques Bichot rappelle l’importance du principe de subsidiarité dans la doctrine sociale de l’Eglise. Tissant un lien avec les structures de péché, il fait remarquer que si les comportements au niveau des petites organisations (commune, famille, entreprises, etc.) sont bons, il n’y a pas besoin de venir d’en haut, de l’Etat en assénant un maximum de règles de fonctionnement. Donc on peut laisser l’initiative au niveau inférieur. Réagissant à une question sur la différence entre démocratie constructiviste et principe de subsidiarité en démocratie, Jean-Michel Bonvin pense que le principe de subsidiarité est plus mou que celui de démocratie constructive défendu par Sen. Pour J-M Bonvin, le principe de subsidiarité permettrait moins de prendre en compte la question des inégalités et des rapports de force que dans le cas de démocratie constructiviste.

 

Pour Jean-Yves Naudet, la subsidiarité est une condition du renouveau des corps intermédiaires et donc du bien commun. Ça permettrait aussi de sortir par le haut des affrontements idéologiques stériles qui ont dominé le XXe siècle, avec le faux dilemme entre individualisme et collectivisme/étatisme. En outre, il attire l’attention sur l’appel du Pape François envers celui qui détient plus de pouvoir à exercer plus de responsabilité pour le bien commun car c’est une exigence du principe de subsidiarité. Selon le Pape François, toute la société est appelée à travailler au bien commun. Tout le monde n’est pas appelé à travailler en politique, mais au sein de la société germe une variété innombrable d’associations qui œuvrent en faveur du bien commun. J-Y Naudet rejoint également la remarque d’un participant selon laquelle la subsidiarité européenne serait le contraire de la subsidiarité suisse. Mais il faut, selon lui, ajouter que la subsidiarité européenne est aussi à l’envers de la subsidiarité de l’enseignement de l’Eglise. C’est Delors qui a introduit le principe de subsidiarité dans les traités européens, mais il l’aurait introduit d’une manière perverse qui est l’inverse de la subsidiarité. Marc Surchat de l’OCDE appelle à la mise sur pied d’institutions pour faire face aux nombreux défis socio-économiques à venir. Pour lui, celles-ci doivent respecter le principe de subsidiarité.

 

  • L’Eglise

Par rapport au rôle prophétique et à la conversion, un participant à l’atelier sur les exigences du bien commun se demande si Missio ne devrait pas mettre sur pied des formations ici pour les laïques. En effet, pour lui, la compréhension du bien commun constitue la source de la doctrine sociale de l’Eglise. Beaucoup de gens parlent de la doctrine sociale de l’Eglise mais ne comprendraient pas le bien commun. Selon lui, quand on l’a compris, on arrive soi-même à établir des principes. Aujourd’hui, l’Eglise serait un peu philosophique, alors que dans l’action, les laïques sont confrontés à des conflits moraux. Des juges catholiques, en Suisse, auraient de la peine à appliquer le droit positif, pour des raisons de conscience. En plus, ce genre de réunions comme ce colloque est très rare. Pour attirer les gens dans l’Eglise, il faut qu’on ait une Eglise vivante. Aujourd’hui, la plupart des catholiques ne vivent pas les principes dans leur vie, parce que les principes modernes sont en contradiction avec l’Eglise. Les fonds de pension, et même les retraites, sont gérés selon des principes contraires à la doctrine de l’Eglise. Il faut former les prêtres, car si les prêtres ne sont pas la courroie de transmission, s’ils ne comprennent pas ce que dit le Pape, c’est qu’il y a un vrai problème. En listant les potentiels problèmes socio-économiques à venir, l’équipe de chercheurs de l’OCDE – dont fait partie Marc Surchat – est arrivé à la conclusion qu’il fallait créer de nouvelles institutions qui seraient des institutions d’information. A ce sujet, M. Surchat annonce déjà qu’il sera inévitable un jour ou l’autre que l’Eglise s’y implique. Il se demande si l’Eglise est prête pour un monde globalisé, plein de risques systémiques, qui va devenir extraordinairement technologique, inégalitaire et dans lequel il faut développer de nouvelles institutions, ce que l’Eglise appellerait probablement des institutions de paix. Il y aurait là un sérieux défi pour l’Eglise selon lui.

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Conclusion

 

En restituant et juxtaposant certains points de vue, nous nous sommes efforcés de rendre compte de certaines divergences, convergences ou nuances, sans nous immiscer dans le débat. Nous ferons part ici d’observations générales et plus personnelles sur le colloque.

 

Au cours de ces trois jours d’échanges, il a été frappant d’entendre presque tous les acteurs du terrain citer l’un ou l’autre passage de la Constitution fédérale suisse. Outre leur connaissance de la doctrine sociale de l’Eglise, ces praticiens apparaissent comme ayant une conscience aiguë du cadre légal sur lequel ils fondent leur action quotidienne. De même, ils perçoivent aussi les limites et dérives de ce même appareil juridique. Le discours de ces acteurs dénote une réelle prise en compte dans leur pratique de notions comme l’écoute, le témoignage, l’inclusion, la dignité et la préférence pour les pauvres.

 

Aussi, c’est en remontant de l’individu vers la société que les divergences de vues et les difficultés à appréhender la question du bien commun ressortent. Le rôle des diverses institutions, la responsabilité des décideurs, les fondements de l’Etat, les limites du marché : autant de points parmi d’autres qui soulèvent d’innombrables questionnements. De même, la notion de confiance paraît préoccuper les économistes. Cette confiance est étroitement liée aux idées de marché et de dette. Face à tant de défis, quelques pistes sont évoquées, comme les capabilités, la pensée relationnelle ou le microcrédit. Toutefois, l’ère de l’anthropocène nous obligerait-elle pas à dépasser une lecture parfois trop aristotélicienne du bien commun, car basée sur une personne humaine trop « hors sol » ? N’est-il pas temps désormais de reconsidérer systématiquement l’ensemble de ces questions et pistes à l’aune de l’écologie intégrale ? En outre, appréhende-t-on avec suffisamment d’anticipation des dangers systémiques, tels que, aujourd’hui, le risque – non évoqué lors du colloque – de destruction de l’emploi par l’automatisation du travail ?

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