NOUS REPRENONS CI-DESSOUS L’INTÉGRALITÉ DE L’ARTICLE DE JEAN BASTAIRE DANS LE LIVRE « CRISE ECOLOGIQUE, CRISE DE VALEURS ? » de Dominique Bourg et Philippe Roch, paru chez Labor et Fides en 2010.

Jean Bastaire s’applique à rétablir la vérité historique sur la position du christianisme vis à vis de la création et de l’écologie.

En effet, dans son article de 1966 qui a marqué notre époque et les esprits et qui a contribué a alerté le monde sur les conséquences prévisibles d’un désastre écologique en cours au XX siècle, Lynn White Jr. rentre dans une attaque frontale et injustifiée du christianisme, situant la cause de la révolution technocratique et la foi implicite dans le progrès perpétuel dans les racines de la théologie judéo-chrétienne, accusant de prétendus aximones chrétiens d’être à l’0rigine des grandes dérives écologiques. Dans les milieux très laïcisés de notre époque où cette image erronée du Christianisme domine, la véritable position du christianisme est corrigée et présentée dans l’article ci-dessous de Jean Bastaire paru en 2010. 

* Jean Bastaire est né en 1927. Intellectuel chrétien, auteur de nombreux ouvrages, sa réflexion concerne la politique et la morale, la théologie et la poésie. Ami du cardinal Henri de Lubac et d’Edmond Michelet, il est notamment spécialiste de Charles Péguy. Il a publié Pour une écologie chrétienne au Cerf, en 2004, et pour un Christ vert chez Salvator en 2009.

POUR EN FINIR A VEC LYNN WHITE, JR.

Jean BASTAIRE – 2010 *

(Lynn WHITE, Jr., « Les racines historiques de notre crise écologique », trad. J. MORIZET, in : Jean-Yves GOFFI, Le philosophe et ses animaux, Ed. Jacqueline Chambon, 1994, pp. 301 et 305.)

Depuis quarante-deux ans circule dans les milieux écologistes une affirmation qui est devenue un lieu commun et que les chrétiens ont accueillie sans réagir et peut-être sans la connaître eux-mêmes. Elle a pour origine un article célèbre publié en 1967 par un historien américain, Lynn White, Jr., dans la revue internationale Science. L’auteur met en cause le « dogme judéo-chrétien » comme responsable principal du désastre écologique. Il dénonce dans la Bible une attitude qui « non seulement établit un dualisme entre l’homme et la nature », mais voit l’homme comme « supérieur à la nature, plein de mépris pour elle, et disposé à l’utiliser selon son moindre caprice »,

On est consterné par une telle ignorance du christianisme, réduit à ce qu’en pouvaient figurer les bandes dessinées d’un« beatnik» califomien des années 1960. Mais cette caricature ayant eu une fortune incroyable, il serait temps que les chrétiens rétablissent la vérité. Du même coup, ils pourraient se demander si une telle imagination mensongère n’a pas trouvé en eux ces derniers siècles quelques prétextes pour se développer. L’erreur d’autrui peut être un bon miroir de nos égarements propres.

Tout commence avec le premier chapitre de la Genèse qui est l’objet de nos jours d’un radical contresens. Rappelons le verset sur lequel repose l’essentiel du procès et dont on ne cite généralement que la seconde moitié:

« Dieu dit: Faisons l’homme à notre image et ressemblance, et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre» (Gn 1,26).

En d’autres termes, l’homme qui sort des mains du Créateur est présenté comme une image de Dieu dont la vocation est de ressembler à cette image sous peine de trahir le dessein de son créateur. Suit une description idyllique des relations entre l’homme dominant et les autres créatures dominées, description qui, illustrant le commandement premier, ne laisse place à aucune violence, puisque tout le monde est végétarien. Où est la tyrannie de l’homme sur les autres créatures?

La situation change après le péché. Un monde différent apparaît. Mais c’est un monde blessé, le monde consécutif à la chute, le monde où l’homme s’est précisément comporté en tyran. Alors règne la loi de la jungle. Elle ne supprime pourtant pas une solidarité fondamentale entre l’homme et les autres créatures symbolisée par l’arc-en-ciel qui couronne le monde après le déluge.

Pour s’en convaincre, il suffit de descendre le cours de l’Ancien Testament en s’arrêtant par exemple au Deutéronome qui interdit de faire travailler le bœuf le jour du sabbat, le repos étant dû à tous, ou de faire cuire un chevreau dans le lait de sa mère, toute maternité étant sacrée. À l’appel de Jonas, l’ensemble des habitants de Ninive, hommes et bêtes, obtiennent le pardon par un jeûne unanime. Isaïe prophétise la réconciliation parousiaque entre le loup et l’agneau, l’enfant et le cobra.

Ménageons une halte spéciale aux hymnes à la création que sont le Psaume 103 et le discours où Dieu déploie devant Job toutes les beautés de la nature. La création rend louange pour louange à son Créateur dans le Psaume 148, véritable jubilation cosmique qui emporte montagnes et arbres fruitiers, bêtes sauvages el domestiques, anges, hommes et jeunes filles, dans une même litanie. Elle fait écho au cantique des trois enfants dans la fournaise, chez le prophète Daniel, où défilent en quarante versets toutes les créatures. Au premier siècle avant Jésus-Christ, le livre de la Sagesse, encore plus audacieux, renoue directement avec l’éternité du paradis originel en affirmant: « Dieu n’a pas fait la mort, il ne se réjouit pas de la perte des vi vants, il a tout créé pour que tout subsiste» (Sg 1,13-14).

« Il a tout créé pour que tout subsiste ». C’est ce que réalise le Nouveau Testament. Car en effet tout était perdu, à cause de la désobéissance et de la dissemblance de l’ homme par rapport à son Créateur. Tout est sauvé par l’obéissance et la ressemblance de Jésus, Dieu fait homme, qui réunit toutes choses dans une communion retrouvée pour les remettre toutes entre les mains de son père.

Le salut apporté par le Christ n’est pas anthropocentrique au sens où il serait réservé à l’homme. Il passe par l’homme, mais atteint tout l’univers, suivant en cela le chemin par où s’est introduit le péché. Partout où a passé le péché passe ensuite la grâce. C’est une dimension de la révélation chrétienne trop souvent minimisée ou occultée, y compris parmi les chrétiens. Sans elle pourtant, on n’a pas la fin de l’histoire entamée avec la Genèse.

Quelle est la fin de la création? L’apôtre Paul nous l’apprend en termes inoubliables, qui ne laissent rien de l’univers en dehors du salut. Il ne se contente pas de dire, dans l’épître aux Romains, que toute la création gémit dans les douleurs de l’enfantement, attendant d’être libérée, elle aussi, de la servitude et de la corruption pour entrer dans la liberté et la gloire des enfants de Dieu (Rm 8,19-22).

À l’adresse des Colossiens, il édifie une christologie cosmique dont les siècles qui vont suivre sont loin d’avoir développé toute la splendeur :

C’est en Christ qu’ont été créées toutes choses, en Lui que tous les êtres ont été réconciliés par le sang de sa croix (Col J, 15-20).

Et de conclure superbement, à l’intention des Corinthiens:

Quand toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra à celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous (l Co 15,28).

Ce message chrétien a-t-il été trahi après la mort de la première génération apostolique? Dès le Ile siècle, une lutte s’engage au contraire entre la pensée orthodoxe, dûment authentifiée par les successeurs des apôtres, et les divers courants hérétiques qui tentent d’ouvrir cette pensée aux multiples influences qui parcourent le Proche-Orient et le Bassin méditerranéen.

La bataille se concentre sur un point dont dépend en effet l’issue de la lutte et qui est justement le statut accordé à la création. Deux adversaires contestent la position biblique et chrétienne: les platoniciens et les manichéens. Pour les uns le monde est une illusion. Les autres considèrent la matière comme un mal. En poussant à l’extrême leurs attitudes, les platoniciens invitent à s’évader de cette prison, les manichéens à la détruire.

Le grand évêque Irénée, au Ile siècle, qui a fini sa vie en France à Lyon, a magnifiquement opposé à ces hérésies la vision cosmique de l’apôtre Paul pour qui « le Verbe de Dieu est venu de façon visible dans son propre domaine et a été suspendu au bois, afin de récapituler toutes choses en Dieu »2. Au Ille siècle, une Homélie pascale anonyme plante l’Arbre de la croix au cœur de l’univers afin que « le grand Jésus redonne vie et force à toutes choses et que de nouveau l’univers entier devînt stable ».

Au VII siècle, un autre immense théologien venu d’Orient à Carthage et à Rome, Maxime le Confesseur, exprime en termes inoubliables le mystère du Christ cosmique, « fin antérieure à toute existence », qui « constitue la plénitude où les créatures accomplissent leur retour en Dieu ». Grâce au Nouvel Adam, « la terre entière est sanctifiée en revenant à travers la mort au paradis ». Ainsi se réalise la Pâque cosmique, lorsque « le monde total entre totalement dans le Dieu total ».

Il n’est pas question de nous livrer ici à un parcours, fût-il brévissime, de l’histoire chrétienne depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Arrêtons-nous seulement à François d’Assise. Loin d’avoir été en réaction contre son milieu théologique et mystique, François en offre la plus belle illustration. Très tôt après sa mort, les récits se multiplient pour célébrer sa communion fraternelle avec toutes les créatures et sa capacité extraordinaire à répandre la paix sur toutes choses autour de lui. Il reprend en cela les traits classiques des ermites qui, d’Orient en Occident, d’Isaac de Ninive aux moines irlandais, ont retrouvé auprès des bêtes « l’odeur de paradis ».

S’il a une originalité par rapport à ces anciens moines, il la partage avec son temps où se développe une attitude compassionnelle mûrement réfléchie envers les autres créatures. Qu’il s’agisse des milieux cisterciens, dominicains ou franciscains, hommes et femmes éprouvent une tendresse ontologique, liée à une communauté d’être, devant la souffrance de tous les êtres. La meilleure expression en est donnée par sainte Gertrude, au XIIIe siècle, qui « s’attache à la dignité d’être que toute créature possède souverainement dans le Créateur» et qui « offre à Dieu en louange éternelle cette souffrance d’un être sans raison ».

Que s’est-il donc passé dans le monde chrétien pour que, non pas au moment de la Renaissance et de la Réforme, mais dans le tournant cartésien du XVIIe siècle, un écart étrange se soit dessiné, une « dénaturation» inquiétante des chrétiens se soit produite? Montaigne continuait de parler de « nos confrères les animaux »0. Calvin incluait explicitement « les bêtes brutes, les arbres et les pierres» dans la résurrection finale”.

Voilà que Descartes non seulement déchaîne une controverse énorme avec sa thèse de« l’animal-machine», mais cautionne l’idée de« l’homme maître et possesseur de la nature» au sens d’un tyran qui peut faire ce qu’il veut d’un monde rationnellement transformé en objet. Comme si l’homme, dans le dessein de Dieu, n’avait jamais été autre chose que le gérant et non le possesseur, le propriétaire de la nature!

II se réalise alors une déchristianisation du cosmos antérieure à la déchristianisation de l’homme. La première annonce la seconde, et les chrétiens ne le comprennent pas. Ou plutôt ils croient se défendre victorieusement de cette émancipation sacrilège de la matière, à laquelle ils apportent involontairement leur caution, par un repli stratégique sur l’âme, la vie intérieure, le primat d’un esprit mutilé de son expression charnelle et tout entier en exil ici-bas dans l’attente du Royaume éternel.

Le repli n’est pourtant pas absolu. Au temps du romantisme, François d’Assise symbolise la résistance de la vraie tradition chrétienne. Montalembert montre dans le Petit Pauvre ce que « l’homme victorieux du péché peut être pour cette nature qui n’est déchue qu’à cause de lui et qui attend de lui sa réhabilitation ».

Le célèbre polémiste Louis Veuillot reprend le même thème en affirmant, écologiste avant la lettre, que la religion nous apprend à ne rien gâter sans but, et cette surabondance de tendresse s’applique à l’insecte, au brin d’herbe, à l’étincelle et la goutte d’eau. Il est aisé de comprendre pourquoi jamais un saint n’a été dévastateur”.

Le plus beau témoignage est offert par un autre disciple de François, Mgr Charles Gay, expert au concile Vatican 1, qui enseigne à des moniales carmélites « l’amour surnaturel, théologal, de toutes choses» jusqu’au grain de sable.

La grâce atteint les êtres inanimés comme nous. Elle les enveloppe, les pénètre. Il suffit pour cela de la présence ici-bas des chrétiens. Sacrés par Dieu en JésusChrist, les chrétiens sacrent le monde”.

Au même moment, en Russie, Dostoïevski communique dans Les Frères Karamazov l’enseignement en tous points semblable du starets Zossime :

Le Verbe est destiné à tous; toutes les créatures, jusqu’à la plus humble feuille, aspirent au Verbe, chantent la gloire de Dieu, gémissent inconsciemment vers le Christ !

Pour le xx’ siècle, il suffit d’avancer deux noms dont l’un est bien connu en la matière: Teilhard de Chardin avec sa Messe sur le monde et, directement inspirée de l’apôtre Paul, sa mystique du Christ cosmique qui récapitule en lui toutes choses. L’autre nom est beaucoup plus passé sous silence: Paul Claudel qui a édifié une somptueuse théologie de la nature directement puisée dans la Bible el qui débouche sur l’annonce de la Bonne Nouvelle à toute la création.

Comment ne pas ajouter un troisième nom: Edith Stein, la carmélite juive martyrisée à Auschwitz, qui comprend dans le corps mystique du Christ la création entière, selon l’ordre naturel puisque tout a été créé à l’image du Fils de Dieu, et selon l’ordre de la grâce, puisque celle-ci se répand de la tête dans tous les membres, non seulement dans les hommes, mais dans toutes les créatures.

Ainsi l’ensemble de la nature «doit-il être renouvelé avec l’homme par la Rédemption ».

Devant cette avalanche de témoins anciens et récents, bibliques, patristiques, médiévaux, romantiques et modernes, même si d’importantes éclipses sont à déplorer, Lynn White, Jr. a bonne mine. II faut en finir avec l’ignorance récurrente que son propos véhicule. Les chrétiens doivent commencer par se purger eux-mêmes de toute faiblesse à cet égard.

Les derniers papes s’en sont chargés. Mais leur enseignement constant, énergique et multiple est loin d’avoir suscité l’écho qu’il mérite, tant chez les croyants que chez les mécréants. Qui sait que Jean Paul II, grand « pape vert », a fait de l’écologie un des axes essentiels de son pontificat? Attentif à tous les avertissements du Club de Rome et des diverses ONG travaillant sur le terrain, il a répandu pendant un quart de siècle une pensée chrétienne nourrie de la méditation de l’apôtre Paul et du Petit Pauvre d’Assise. En d’innombrables interventions, il a prêché la «conversion écologique» et appelé l’homme à être un «berger de l’être », selon l’expression de Heidegger qu’il cite dans une de ses homélies !

Son successeur Benoît XVI, au temps où il était encore archevêque de Munich, en 1981, avait consacré tout un carême à l’exégèse des premiers chapitres de la Genèse. Il s’en était pris nommément à un disciple allemand de Lynn White, Jr. pour lui opposer la bonne attitude chrétienne qui est « d’entrer dans le langage de la Création, de la conduire à ce dont elle est capable, non de la pervertir ». Ce faisant, le chrétien s’acheminera « vers un monde dans lequel homme, animaux et terre auront ensemble et fraternellement part à la paix de Dieu et à sa liberté ».

Devenu pape, Ratzinger tient le même langage en commentant l’apôtre Paul qui célèbre « la plénitude du Christ irradiée tant dans l’univers que dans l’humanité », et en invoquant l’Esprit saint, le jour de Pentecôte, pour qu’il inspire aux chrétiens « une crainte révérencielle» qui les détourne « d’user et d’abuser du monde comme d’un simple matériau à leur service ». Dans une déclaration conjointe avec le patriarche de Constantinople, en 2006, il souligne enfin combien « le devoir de placer l’accent sur une catéchèse opportune concernant la création est étroitement lié à notre devoir de pasteurs ».

Lisant de telles incitations, quand les chrétiens se décideront-ils à ressaisir en masse leur propre tradition et à se porter à l’avant-garde et non à la traîne de la lutte écologique? C’est une tâche prioritaire dans cette nouvelle annonce de l’Évangile à laquelle ils s’emploient. C’est le meilleur concours qu’ils puissent apporter aux urgences communes.