Pourquoi le principe de subsidiarité est-il si important aujourd’hui? Analyse de Jean-Yves NAUDET publiée sur le site aleteia.org . La subsidiarité, qui doit s’appliquer en tous domaines, est la réponse naturelle et chrétienne au faux débat entre individualisme et collectivisme. Elle est en profondeur “une expression de l’inaliénable liberté humaine” (Benoît XVI).
- 1.Le principe de subsidiarité signifie que les choses doivent se passer au plus bas niveau possible. C’est un principe logique, qui respecte l’homme et sa liberté. « La subsidiarité est une expression de l’inaliénable liberté humaine » (Benoit XVI). L’homme n’est pas un simple individu, mais un être social, donc une personne qui s’épanouit en lien avec d’autres personnes.
Le principe de subsidiarité signifie que les choses doivent se passer au plus bas niveau possible.
Le principe de subsidiarité est absolument essentiel, car il est la meilleure façon de répondre à la dialectique en débat depuis des dizaines d’années entre individualisme et collectivisme.
S’il n’y a pas d’échelons intermédiaires entre l’individu et l’État, on est amené, selon sa sensibilité, soit à privilégier l’individu au détriment de tous les groupes qui pourraient exister, soit, au contraire, à privilégier la dimension communautaire et, comme en ce cas il ne reste que l’État, on tombe dans le collectivisme. Donc s’il n’y a pas ce qu’on a appelé dans l’enseignement de l’Église « les corps intermédiaires » ou dans un vocabulaire plus de science politique (Tocqueville) « la société civile », on risque de tomber soit dans le chacun pour soi et l’individualisme, soit dans le collectivisme avec tous ses défauts. Il semble que dans la période actuelle, mais déjà aussi tout au long du XXe siècle, on ait connu ce risque de tomber d’un côté ou de l’autre, comme le montrent les grandes idéologies du XX° siècle. Le principe de subsidiarité est en ce sens un remède, car il met en valeur le lien avec cette société civile ou ces corps intermédiaires, et donc il souligne ainsi l’importance de tous ces échelons intermédiaires.« La subsidiarité est une expression de l’inaliénable liberté humaine » (Benoit XVI)
Benoît XVI a fait beaucoup avancer la réflexion dans ce domaine. En effet il explique, dans Caritas In Veritate, que « la subsidiarité est une expression de l’inaliénable liberté humaine ». C’est une formulation jusque-là absente de la doctrine sociale. Nier la subsidiarité revient pour lui à nier la liberté de l’homme, son droit d’agir dans les groupes naturels comme la famille ou dans les groupes créés par l’homme : associations, entreprises. Il va jusqu’à dire que la subsidiarité est une manifestation particulière de la charité et quand on sait l’importance du mot charité dans la pensée chrétienne, c’est évidemment quelque chose de très fort. C’est une aide à la personne à travers l’autonomie des corps intermédiaires. Et elle a donc une visée émancipatrice. Cela renforce beaucoup la subsidiarité, qui n’est pas seulement une question d’organisation de la vie en commun dans la société, mais qui va à l’essentiel : la liberté elle-même, la charité, l’émancipation des hommes.
L’homme est un être social, une personne qui s’épanouit en lien avec d’autres personnes.
La question de la personne, de sa liberté et de sa réponse libre à l’amour de Dieu revient tout le temps. C’est au cœur du message chrétien. Pour le christianisme, la liberté est un élément essentiel, à condition de l’éclairer par la vérité. C’est la fameuse phrase de Jésus : « la vérité vous rendra libres » (Jn 8,32). Il faut comprendre que la vérité, c’est la personne de Jésus pour les croyants, mais c’est aussi la vérité sur l’homme : sur la nature de l’homme. L’homme est un être social, donc il s’épanouit avec d’autres. C’est pour cela qu’on parle des « personnes » et non des individus. Le drame des idéologies comme le marxisme ou le nazisme ou d’autres, c’est que l’on a confondu cette dimension sociale avec la seule dimension collectiviste étatiste et donc, en réaction, on voit surgir des thèses libertariennes extrêmes. Le christianisme semble trouver le bon équilibre. Chacun a sa personnalité, chacun est créé et aimé par Dieu, mais l’homme n’est pas fait pour vivre seul et il s’épanouit au contact des autres.
- 2.Historiquement, l’oubli des corps intermédiaires a créé un débat vicié entre individualisme et collectivisme. Dès le XIXe siècle, l’enseignement social de l’Église a dénoncé cet oubli des corps intermédiaires.
L’oubli des corps intermédiaires a créé un débat vicié entre individualisme et collectivisme
Pour comprendre la genèse de ce problème, il faut remonter à la Révolution française et au système des Corporations qui existaient sous l’Ancien Régime. On se souvient que, dans un premier temps, ce qui était réclamé par beaucoup de personnes, notamment dans les Cahiers de doléances, a conduit au décret d’Allarde, qui supprime les Corporations en 1791 ; il est vrai que les Corporations étaient souvent devenues un obstacle au libre choix de sa profession, à la liberté du travail, etc. Mais, quelque temps après, toujours en 1791, la loi Le Chapelier est allée beaucoup plus loin en interdisant tout regroupement et notamment les regroupements des employeurs, ou des salariés, pour défendre leurs « soi-disant » intérêts communs. En clair, cela voulait dire l’interdiction des syndicats, qu’ils soient patronaux, ou qu’ils soient salariés, ou l’interdiction de toute forme de Corporation. Peu de temps après, quand Napoléon a remis un peu d’ordre dans le système juridique français, son Code pénal a, de fait, interdit aussi toute forme d’association, puisqu’il fallait l’autorisation du Ministère de l’intérieur, qui était en pratique très peu donnée. Ce qui fait que le XIXe siècle s’est développé sans possibilité de défense des salariés avec des syndicats, les laissant donc sans possibilité ou avec très peu de possibilités de défense sur le plan social. Même les sociétés de Secours mutuel étaient très limitées et surveillées, alors qu’elles auraient pu contribuer à la protection sociale, et n’ont pu se développer que lentement. La « question sociale » trouve largement son origine dans ce refus des corps intermédiaires.
Dès le XIXe siècle, l’enseignement social de l’église a dénoncé l’oubli des corps intermédiaires
Tout naturellement, le débat s’est fait, puisqu’il n’y avait rien entre les deux, entre le tout individu et le tout État : entre ceux qui, à partir du milieu du XIXe siècle, surtout avec Marx, le marxisme, le manifeste du parti communiste (1848), ont insisté sur le collectif, le communautaire et donc l’État, et ceux qu’on appelait les « libéraux », pour simplifier, qui ont insisté sur l’individu et donc sur l’individualisme. Ce qui a manqué à toutes les sociétés de l’époque, à commencer par la France, c’est cet ensemble que l’enseignement social de l’Église a appelé « les corps intermédiaires ». Et quand la Doctrine sociale de l’Église est née en 1891 avec Rerum Novarum, l’un des thèmes essentiels de Léon XIII a été justement la nécessité de rétablir ces corps intermédiaires. On voit bien qu’au XXe siècle la préoccupation est restée la même, bien qu’on ait quand même avancé, en France par exemple, avec la loi sur les syndicats en 1884, et la loi sur les Associations en 1901, mais le problème est resté important, car ces corps intermédiaires sont souvent restés faibles et fragiles.
- 3.En 1931, Quadragesimo Anno définit la subsidiarité comme « un principe essentiel » et « grave ». Il ne faut pas confondre la subsidiarité avec la seule décentralisation. La subsidiarité n’est pas non plus un principe de non-intervention, mais, comme le disait Jean-Paul II : « La dimension sociale de l’homme ne s’épuise pas dans l’État »
Quadragesimo Anno en 1931 définit la subsidiarité comme « un principe essentiel » et « grave »
Il y a un lien très étroit entre les notions de « société civile », de « personnalité de la société », de « corps intermédiaires » et la subsidiarité. En effet, la subsidiarité implique que les choses s’expriment au plus bas niveau possible, mais cela suppose d’abord que plusieurs niveaux existent et ensuite qu’on comprenne bien qu’il faut privilégier le niveau le plus bas « possible ». Cela veut dire que ce qui peut être fait au niveau de la famille doit être fait à ce niveau-là, et ainsi de suite pour les associations, les entreprises, les collectivités locales. On doit ainsi mettre en valeur tous les corps intermédiaires. C’est le principe général qui est déjà présent dans la philosophie comme dans la doctrine sociale de l’Église depuis l’origine, mais la définition au sens strict du principe de subsidiarité a été donnée en 1931 par Pie XI, dans l’encyclique Quadragesimo anno. Le texte évoque un « principe essentiel », « si grave » de philosophie sociale : « Il serait extrêmement grave et très dommageable de retirer aux groupements d’ordre inférieur pour les confier à une collectivité plus vaste les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes ».
Il ne faut pas confondre la subsidiarité avec la seule décentralisation
Il faut en effet encore préciser un certain nombre de choses, car souvent on confond la subsidiarité avec la décentralisation. Il y a une part de vérité, car la décentralisation, c’est la subsidiarité appliquée aux institutions publiques. Cela veut dire, si l’on prend le système français, que ce qui peut être fait au niveau de la commune ne doit par remonter au niveau du département et ce qui peut se faire au niveau du département ne doit pas remonter au niveau de la région et ainsi de suite. On peut d’ailleurs étendre ce principe jusqu’à niveau supranational, à propos notamment de la construction européenne : ce qui peut être fait au niveau d’un pays n’a pas à remonter au niveau européen. Mais ce n’est qu’un aspect de la subsidiarité qui devrait s’appliquer aussi à toutes les institutions civiles : en réalité, le principe de subsidiarité s’applique à toutes les institutions de la Nation : à tout le tissu familial, associatif, entrepreneurial, etc.
La subsidiarité n’est pas un simple principe de non-intervention
Un autre élément important, c’est que la subsidiarité ne signifie pas un simple principe de non-intervention comme on le croit souvent, mais un principe d’intervention uniquement chaque fois que c’est nécessaire ou indispensable. Donc ce n’est pas un principe qui demande que tout se passe au niveau le plus bas, que ce soit bien ou mal. Tout ce qui peut être réalisé au niveau le plus bas doit être fait au niveau le plus bas, mais si ce n’est pas possible, il faut remonter à un échelon supérieur. Ce n’est donc pas un principe de non-intervention : c’est un principe d’intervention limitée, chaque fois que c’est nécessaire. Ce n’est pas non plus un principe collectiviste, car le fait qu’un individu ou une famille ne puisse pas faire quelque chose ne signifie pas que ça doit être fait automatiquement au niveau de l’État. Ce doit être fait au niveau supérieur le plus proche qui peut être la commune, l’entreprise, une association, etc.
« La dimension sociale de l’homme ne s’épuise pas dans l’État » (Jean-Paul II)
Jean-Paul II parle de « la personnalité de la société », ce qui est un terme peut-être plus récent et plus facile à utiliser que « les corps intermédiaires », mais c’est exactement la même chose. Il expliquait dans Centesimus annus que : « la dimension sociale de l’homme ne s’épuise pas dans l’État ». Si elle ne s’épuise pas dans l’État, c’est donc qu’elle existe indépendamment de tout système institutionnel et qu’elle est très importante : c’est pour cela que la philosophie et l’enseignement social chrétien parlent de « personnes » et non pas « d’individus ». La personne s’épanouit dans des groupes, au contact d’autres personnes. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul », disait déjà la Genèse, tandis qu’Aristote affirmait que l’homme est « un animal politique ». Ces groupes, ce sont tout naturellement la famille, communauté humaine naturelle de base, les associations au sens large, y compris les O.N.G., les associations caritatives, les associations de jeunes, les associations sportives, culturelles, etc. C’est aussi l’entreprise qui exprime aussi un niveau important de l’activité humaine ; ce sont également les collectivités locales, ou encore les syndicats et ainsi de suite jusqu’à l’État lui-même évidemment au niveau national. Toutes ces structures sont l’expression de cette dimension communautaire de l’homme.
- 4.Le principe de subsidiarité a été reconnu assez récemment publiquement et au niveau européen. Mais son application au niveau de l’Europe se fait aujourd’hui à contresens. L’Europe a mis en place une subsidiarité à l’envers. Il y a de nombreux dysfonctionnements dans l’application du principe de subsidiarité en Europe.
Le principe de subsidiarité a été reconnu assez récemment publiquement et au niveau européen
Ce principe de la doctrine sociale de l’Église s’était peu diffusé en dehors de l’Eglise, et il était resté peu connu pendant longtemps et limité à l’enseignement social-chrétien. Il a donc été relativement peu répandu en dehors de l’Église et de sa pensée sociale jusqu’aux années 70 / 80 où il est passé dans le domaine public, notamment au niveau européen. Sous l’influence de Jacques Delors, le principe de subsidiarité a même été intégré aux traités européens.
Mais son application au niveau de l’Europe se fait aujourd’hui à contresens
Malheureusement, il est clair que le principe de subsidiarité a été intégré d’une manière erronée et partielle, avec deux contresens : le premier contresens est qu’il n’est prévu d’appliquer le principe de subsidiarité qu’aux relations entre l’Union européenne, la Commission européenne, le Conseil, etc. , disons le niveau européen, et le niveau national. C’est déjà un premier contresens, car la subsidiarité, si on ne veut pas la vider de sa substance, doit s’appliquer à l’ensemble des corps intermédiaires et pas seulement jusqu’à l’Etat, mais aussi à tous les échelons inférieurs.
L’Europe a mis en place une subsidiarité à l’envers
Le deuxième contresens, c’est que la façon dont le principe de subsidiarité est présenté dans les textes européens est une subsidiarité « à l’envers », c’est-à-dire qu’on définit d’abord ce qui est de la responsabilité de l’échelon européen et, pour le reste, on dit qu’on applique le principe de subsidiarité et qu’on verra donc au cas par cas ce qui doit aller à l’Europe ou à l’échelon national. Or le principe de subsidiarité, ce serait de dire l’inverse : naturellement les choses se font au niveau national (ou en dessous) et, quand cela dépasse les frontières, alors cela remonte au niveau européen. La subsidiarité, dans la vision de Jacques Delors, semble reposer sur un contresens complet concernant ce qu’est, en vérité, la subsidiarité.
Il y a de nombreux dysfonctionnements dans l’application du principe de subsidiarité en Europe
Le contrexemple le plus évident aujourd’hui c’est au niveau européen, car on a énormément de décisions, de législations, de réglementations uniformes qui se prennent au niveau européen, dans des conditions plus ou moins transparentes ou technocratiques, alors que beaucoup ne relèvent pas de l’échelon européen, ni même parfois de l’échelon national. On voit en effet souvent dans les textes publiés au JO des communautés européennes, des éléments qui entrent dans le détail de la vie quotidienne la plus banale, ce qui à l’évidence ne devrait pas être traité à ce niveau, mais qui relève de décisions qui doivent être prises un niveau beaucoup plus bas. On a souvent plaisanté sur ces textes qui définissent l’orientation des niches de chien ou le nombre de centimètres carrés dont doivent disposer les poulets ou un certain nombre d’autres choses qui, à l’évidence, ne nécessitent pas une harmonisation européenne absolue. Il y a même eu un texte normatif sur la capacité en eau des chasses d’eau des toilettes… Toutes choses qui ne semblent pas nécessiter une réflexion à 28 pays et une norme uniforme. Tout ce système très centralisé était déjà très présent en France, avec l’héritage du colbertisme, puis du Jacobinisme et de Napoléon, etc. mais le voilà transposé au niveau européen. Tout cela est tout à fait contraire au principe de subsidiarité.
- 5.En pratique, le principe de subsidiarité devrait s’appliquer aussi à l’intérieur de chaque institution,, y compris des entreprises. Celles-ci ont découvert tardivement les bienfaits du principe de subsidiarité. L’éducation nationale gagnerait beaucoup à autoriser le libre choix de l’école par les parents, car les parents sont les premiers responsables éducatifs. La décentralisation n’est pas réelle tant qu’il n’y a pas d’autonomie réelle et l’obligation de s’assurer n’implique pas que ce soit auprès d’un monopole. Une autorité morale mondiale, souhaitable, ne pourrait reposer que sur le principe de subsidiarité.
Le principe de subsidiarité devrait s’appliquer aussi à l’intérieur de chaque institution, y compris des entreprises
Dans une vision juste, le principe de subsidiarité devrait s’appliquer aussi à l’intérieur des institutions. C’est ainsi que chez les entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC), on explique que la subsidiarité doit s’appliquer à l’intérieur de l’entreprise. On a souvent une vision très hiérarchique de l’entreprise. C’est un peu normal, car il faut bien à un moment que quelqu’un tranche au niveau le plus élevé, mais il faudrait réviser et compléter cette vision traditionnelle, qui venait en particulier du taylorisme, de l’ingénieur Taylor, qui disait que lui, ingénieur, savait combien de secondes il fallait pour réaliser tel ou tel travail à la chaîne et demandait aux salariés de « ne pas penser » et d’appliquer les règles que, lui, avait définies.
L’entreprise a découvert tardivement les bienfaits du principe de subsidiarité
Depuis l’origine, et surtout depuis la révolution industrielle, l’Église a toujours dit qu’il fallait aussi appliquer ce principe de subsidiarité à l’intérieur de l’entreprise et c’est quelque chose que le management, la gestion a découvert bien après l’Église .En réalité, on peut obtenir beaucoup plus, y compris au niveau productivité, mais aussi en termes de respect de la personne, en appliquant le principe de subsidiarité dans l’entreprise. En impliquant les salariés à la base, dans des cercles de qualité, des équipes autonomes de production, ou une gestion participative, etc., on peut trouver des idées nouvelles, des méthodes, des améliorations qui bénéficient à tous. Par moment, évidemment, il faut passer au niveau supérieur de l’encadrement, puis à la direction générale, mais le principe de subsidiarité peut s’appliquer aussi dans l’entreprise avec beaucoup de fruits, ce qui accroît la productivité, tout en respectant mieux chaque acteur de la vie de l’entreprise, et donc la dignité des salariés.
L’éducation nationale gagnerait beaucoup à autoriser le libre choix de l’école par les parents, car les parents sont les premiers éducateurs de leurs enfants, conformément au principe de subsidiarité
Autre exemple : l’éducation. On a aujourd’hui en France un système extrêmement centralisé avec l’éducation nationale, même s’il y a encore un secteur privé, mais ce secteur doit obéir aux règles définies par l’éducation nationale. Il y a notamment un monopole d’Etat pour les grades universitaires, etc. L’application du principe de subsidiarité en la matière signifie d’abord reconnaître que les premiers éducateurs des enfants, ce sont les parents et que cela implique donc le libre choix de l’école par les parents. Or il y a tout un ensemble d’éléments qui empêchent ce libre choix, d’abord parce que beaucoup d’écoles, mêmes privées, ont du mal à développer leur caractère propre et puis parce qu’il y a des limitations à ce libre choix. Le principe de subsidiarité ici ne signifie pas que l’État n’a rien à faire. Si l’on admet le libre choix de l’école par les parents, il faut qu’il y ait une dimension financière. En France, on a choisi le système de la gratuité scolaire : c’est une possibilité, mais un système de chèques scolaires ou de coupons scolaires serait très efficace et plus proche de la notion de subsidiarité. On recevrait un chèque éducation permettant de choisir l’établissement de son choix, sans qu’il y ait de limitation. Quand il y a eu les grandes querelles sur l’école libre en 1984, les accords entre l’enseignement catholique et, à l’époque, Jack Lang, ministre de l’éducation nationale, ont en quelque sorte figé les « parts de marché », 20 % pour le privé et 80 % pour le public, ce qui est tout à fait contraire au principe de subsidiarité. Il devrait être permis que chaque parent choisisse. Si tous les parents choisissent l’école publique, c’est leur choix, mais si une partie plus importante que 20% choisit au contraire l’école privée, il n’y a pas de raison de limiter les choses. Le partage actuel du marché fige une fois pour toutes le niveau des postes, par exemple, et il est tout à fait contraire au principe de subsidiarité.
La décentralisation n’est pas réelle tant qu’il n’y a pas d’autonomie réelle
Autre exemple aussi, au niveau de la décentralisation et des collectivités locales : on voit bien comment en France, même s’il y a eu un certain nombre de lois sur la décentralisation, on reste très jacobin, et on n’en est pas du tout au niveau de la décentralisation qui existe dans des pays comme l’Allemagne la Suisse ou les Etats-Unis, qui sont des pays fédéraux. Et sans aller jusque-là, on voit bien que les collectivités locales n’ont pas de grande autonomie financière, ni de grande autonomie fiscale. Elles doivent attendre leurs recettes du bon vouloir de l’État et, comme la situation de l’État est difficile aujourd’hui, les collectivités locales perdent beaucoup de leur autonomie. Donc là aussi, c’est une atteinte au principe de subsidiarité.
L’obligation de s’assurer n’implique pas que ce soit auprès d’un monopole public
Même chose aussi dans la protection sociale au sens strict. Prenons l’assurance-maladie : tout le monde comprend qu’il y ait une obligation d’assurance, comme, par exemple, pour l’automobile dans un autre domaine. Une personne qui a une voiture doit s’assurer. Pourquoi ? Parce que si on provoque un accident ou, pour la maladie, si on est gravement malade, le risque est qu’on ne puisse pas avoir les fonds nécessaires soit pour indemniser, soit pour se soigner. Et donc le principe de l’assurance obligatoire est quelque chose d’important, aussi bien pour la voiture que pour l’assurance-maladie. Est-ce que ça implique pour autant un monopole public comme celui de la Sécu, qui est tout à fait uniforme et dont on voit bien les problèmes de gestion, les problèmes de fraude, etc. ? Pas du tout ! Si on prend le cas de la Suisse, il y a une obligation d’assurance, mais on a plusieurs assureurs possibles contre la maladie et chacun choisit celui qui est le plus adapté. Cela nécessite bien sûr des précautions : bien vérifier l’obligation d’assurance, ne pas exclure certaines personnes etc., mais si on prend le cas de l’assurance automobile, chacun est libre de choisir son assureur, et cela marche très bien.
Une autorité morale mondiale, souhaitable, ne pourrait reposer que sur le principe de subsidiarité
Au niveau mondial, certains ont beaucoup critiqué Benoît XVI, parce qu’il avait parlé d’une « autorité politique mondiale ». On a dit : « Attention ! Il veut un gouvernement mondial, etc. ». Or on l’a mal lu, car il n’a jamais parlé d’un gouvernement mondial, ce qui serait absurde, mais il parlait d’une autorité mondiale. Il a parlé aussi d’une autorité morale, ce qui n’est pas du tout la même chose qu’un gouvernement. Mais il a toujours précisé que cela devait s’appuyer sur le principe de subsidiarité. Ce n’est pas du tout une façon de dire qu’il faut qu’il y ait une sorte de « super ONU » qui prenne toutes les décisions au niveau mondial ! En outre, on oublie que Jean XXIII avait déjà dit exactement la même chose 50 ans plus tôt. D’ailleurs, lors de la création de l’ONU, l’Église s’était réjouie. Mais chacun voit que l’ONU est bien loin aujourd’hui de remplir le rôle d’une autorité morale, et non seulement elle est souvent impuissante, mais encore elle prend souvent des décisions contraires au droit naturel.
- 6.La critique de l’État catalogue ceux qui contestent son poids excessif assez automatiquement comme des ultralibéraux, mais il faut sortir de cette fausse dialectique qui est une impasse. Il faut que l’État respecte l’autonomie de la société civile, et dialogue avec elle, sinon on est pris entre les deux tentations que sont l’individualisme et l’assistanat.
Il faut que l’Etat respecte la société civile et dialogue avec elle
Beaucoup de chrétiens sont parfois réticents par rapport aux applications du principe de subsidiarité, parce qu’ils confondent cela avec l’individualisme et le libéralisme radical, de type « libéral-libertaire ». Or ce n’est pas du tout cela : le principe de subsidiarité ne dit pas que « puisque l’État n’interviendra plus dans tel ou tel domaine, l’individu seul agira ». Ils n’ont pas compris l’importance des corps intermédiaires. Quand Jean-Paul II dans Centesimus Annus parle de « la personnalité de la société », il dit bien que la dimension sociale de l’homme ne s’épuise pas dans l’état, mais qu’elle se réalise dans les corps intermédiaires et que le communisme, « le socialisme réel », comme il dit, (les régimes d’Europe de l’Est et de l’Union soviétique) ont en même temps supprimé la personnalité de la société et la personnalité de l’individu. Or chacun de nous est un être libre, responsable et chacun doit s’insérer dans le tissu social. On a un peu de mal à le comprendre en Occident, mais quand Jean-Paul II se rendait en Pologne, il disait qu’il voulait que l’Etat dialogue avec la société civile. Pour nous en Europe de l’Ouest, cela semblait un peu étrange, mais on comprend très bien ce qu’il voulait dire. Jean-Paul II voulait que le dialogue se fasse entre l’Etat et les institutions religieuses, mais aussi avec les syndicats, par exemple « Solidarité », syndicat libre qui est né en Pologne, etc.
Il y a des deux tentations opposées : celle de l’individualisme et celle de l’assistanat
Benoît XVI a bien expliqué comment solidarité et subsidiarité sont absolument indissociables.
Il affirme dans Caritas in Veritate que s’il y a la subsidiarité sans la solidarité, on risque de tomber dans l’individualisme. Mais inversement, s’il y a la solidarité sans la subsidiarité, on va tomber dans l’assistanat. Dans beaucoup de pays, avec le développement de l’État-providence, notamment en France, avec notre bureaucratique protection sociale, qui représente un budget tout à fait considérable, supérieur à celui de l’État, on a un système extrêmement centralisé de solidarité. L’enseignement social de l’Église critique cela, non pour critiquer la nécessaire solidarité sociale, mais parce que ce système uniforme et lointain a tous les inconvénients de la bureaucratie et de l’assistanat, alors que souvent la solidarité implique une proximité avec la personne. On le voit très bien en matière d’emploi, pour des gens qui ont été exclus longtemps du marché du travail. On voit bien comment des organismes centraux – qui ont par ailleurs leur utilité – comme Pôle Emploi, ne sont pas toujours capables de réinsérer ou d’aider ces personnes à être réinsérées. Au contraire, les associations locales de réinsertion peuvent peu à peu réapprendre à ceux qui sont marginalisés à reprendre un rythme régulier et à se réinsérer dans une entreprise, dans une association, et donc sur le marché du travailLa critique de l’État catalogue assez automatiquement celui qui la formule comme ultralibéral, mais c’est faux.
L’Église a toujours considéré que l’État était le responsable ultime du bien commun, dans un pays, mais n’a jamais dit que tout devait se passer au niveau de l’État. On peut critiquer le poids excessif de l’Etat en s’appuyant sur le principe de subsidiarité, quand l’Etat sort de son domaine propre. Par exemple, on a beaucoup parlé, au niveau de l’éducation, des libertés familiales, mais c’est aussi quelque chose de fondamental en matière d’éducation morale. Est-ce l’État qui doit se charger de l’éducation morale des enfants, en imposant « sa » morale, alors que les premiers éducateurs, ce sont les parents. On voit d’ailleurs bien souvent aujourd’hui que la « morale » véhiculée par l’Etat dans de nombreux textes ne respecte guère la morale naturelle et cherche à imposer une « morale » libertaire, en fait une antimorale. Étrange contribution de la part d’un Etat qui devrait avoir le souci du bien commun et qui prétend ici imposer aux familles sa fausse conception de la morale !
- 7.Au final, les résultats montrent que les pays les plus respectueux du principe de subsidiarité sont aussi les plus efficaces. On gagnerait beaucoup à s’ouvrir davantage au principe de subsidiarité, non seulement en dignité des personnes, mais aussi en efficacité
États-Unis, Suisse et Allemagne sont des états fédéraux qui réussissent à travers la subsidiarité
En Allemagne ou en Suisse, on est souvent beaucoup plus dans une démarche conforme aux principes de subsidiarité et les pouvoirs publics sont beaucoup moins centralisateurs. D’une manière générale, les pays fédéraux appliquent bien mieux le principe de subsidiarité, notamment dans les institutions publiques : l’Allemagne, la Suisse, les États-Unis. Aux États-Unis, c’est un grand débat depuis toujours entre ceux qui voudraient que les choses remontent plus au niveau fédéral et ceux qui veulent que ça reste au plus bas niveau possible. Dans les classements de productivité des pays dans le monde, les pays fédéraux sont absolument devant. En Allemagne, des questions comme celle de l’éducation relèvent des Länder. On ne peut pas dire que le système éducatif allemand soit mauvais et on voit bien les bons résultats en matière de chômage des jeunes, avec l’importance de la formation en alternance : chez eux, le système éducatif est beaucoup plus performant et il n’y a pas un tel chômage des jeunes en Allemagne. En France, le chômage des jeunes est deux ou trois fois supérieur à celui des adultes, ce qui montre que notre système éducatif centralisé ne fonctionne pas sur ce plan. Si on regarde le classement des pays les plus compétitifs, on voit que les premiers en 2013 sont les Etats-Unis, puis la Suisse. On a ensuite pas très loin le Canada (7°) et l’Allemagne (9°). La France, elle, est très loin, au 29e rang.
Bien entendu, chaque pays a ses traditions institutionnelles, historiques et culturelles, et il n’y a pas de « modèle ».
La question de la décentralisation dans les institutions publiques, vue ici avec le fédéralisme, n’est qu’un aspect de l’application de la subsidiarité et chaque pays doit rester fidèle à ses racines. Mais il est évident que les pays qui accordent la plus grande place au principe de subsidiarité à tous les niveaux, dans tous les domaines (institutions publiques, éducation, économie, solidarité, vie culturelle,…) sont les pays les plus dynamiques et les plus efficaces, tout en respectant mieux la dignité des personnes et l’autonomie des corps intermédiaires.