Espérance et totalitarisme
Jean-Nicolas Moreau
Chers amis,
Ouvrir la réflexion sur l’Espérance face aux totalitarismes, c’est dans un sens ouvrir une double réflexion sur l’actualité.  Actualité de l’Espérance, actualité des totalitarismes. Mais, sans doute aussi, y a-t-il une Espérance de toujours et des totalitarismes de toujours. En quoi ce face à face de l’Espérance et des totalitarismes engage-t-il aujourd’hui le sens de l’histoire ? Pourquoi orienter la réflexion dans ce sens ?
 Le titre proposé indique clairement que les manifestations du totalitarisme (ses expressions dans la réalité politique, sociale, économique, sociologique, culturelle) sont multiples. Dans la vie quotidienne, ce n’est bien sûr pas au concept que nous avons affaire, mais à des pratiques, à des discours, mais aussi à des prises d’otages, des actes de guerre, des activités terroristes qui alertent la conscience sur des dérives (ce colloque en apportera de nombreux exemples), dérives que nous identifions comme totalitaires, sans nous préoccuper outre mesure de la rigueur de notre définition.
Désigner ces dérives, les analyser, mettre au jour les pratiques, c’est, bien sûr, déjà agir. Mais sans doute est-il nécessaire en ce début de matinée de tenter de ressaisir la « dynamique totalitaire », selon la formule si pertinente d’Hanna Arendt. Car, si le concept de totalitarisme émerge pour caractériser des régimes politiques qui prennent naissance dans la première moitié du XXème siècle, cette dynamique s’est largement déployée dans l’espace et dans le temps, en suivant les lignes de force des reconfigurations en cours.

Reconfiguration des lieux d’exercice du pouvoir : Aujourd’hui l’Etat-Nation n’est plus le centre unique du pouvoir politique. D’autres formes d’organisation humaine ont déployé leurs possibilités d’hégémonie, ou tentent de le faire, qu’elles soient politiques, économiques, culturelles, sociales ou sociétales.

Les espaces et les formes de régulation se reconfigurent au niveau local comme au niveau global. Les entreprises mondialisées, les mouvements altermondialistes, les associations internationales écologistes, les ONGI, ou encore le rêve d’un nouveau Califat, mais aussi le renforcement des mégapoles, les organismes de contrôle des marchés, ou des politiques publiques  … toutes ces formes hétérogènes entre elles contribuent à façonner de nouveaux périmètres d’intervention économique, sociale et politique où les dérives totalitaires sont susceptibles de s’insinuer.
Il ne faut donc plus chercher la dynamique totalitaire dans la seule forme politique qui régit l’Etat. Elle est polymorphe et s’inscrit dans les linéaments des évolutions, pour en modifier l’ADN. Elle menace l’homme dans son identité la plus profonde, c’est-à-dire dans sa capacité à déployer sa liberté, sa responsabilité, sa solidarité et, partant, sa dignité. Néanmoins, un certain nombre de traits communs à toutes les formes de totalitarismes sont susceptibles, nous semble-t-il, d’être dégagés.
Au cœur du totalitarisme se trouve l’idéologie. De nombreux auteurs ont souligné que l’un des traits majeurs du totalitarisme consiste, comme par définition,  à prétendre absorber dans une seule et même vision la totalité du réel. Au cœur du totalitarisme se situe donc l’idéologie. Le totalitarisme est le prolongement politique et organisationnel de l’idéologie.

Nous entendons ici l’idéologie au sens où elle consiste à généraliser et absolutiser une vision partielle de la réalité.  C’est la tentation humaine par excellence, celle qui considère qu’il y a identité entre son propre point de vue, son propre accès au réel (construit par l’histoire, la géographie, la culture, l’éducation,  l’expérience…) et la vérité.

En ce sens Hannah Arendt souligne[1] que l’idéologie forme un système d’interprétation définitive du monde. Elle en affiche une prétention omnisciente et « omniexplicative », qu’il s’agisse des événements passés ou futurs. Arendt souligne également l’aptitude de l’idéologie à se doter d’une cohérence interne qui intègre en permanence la contradiction.

La dynamique totalitaire ne se contente pas d’annexer la vérité, imposant une doxa, un référentiel de valeurs, à cadrer la pensée, elle cherche également à discipliner les actes et les comportements. Exercice de la terreur, torture, police, milice, pouvoir disciplinaire, l’arsenal de l’horreur est bien connu, l’objectif étant de sidérer par la peur.

Ce faisant, la dynamique totalitaire absorbe et détruit dans le même mouvement les formes de contrepouvoir qui s’interposent entre la structure de commandement et la personne. Privée des moyens d’exprimer son existence propre, la personne est ainsi annexée à la masse, masse à l’intérieur de laquelle elle reste cependant isolée par la peur de ce qui peut lui arriver, si elle n’est pas en mesure de présenter un comportement conforme.
La dynamique totalitaire impose la dissolution des corps intermédiaires dans les structures de l’Etat : le parti unique, le syndicat unique, mais aussi l’interdiction des associations de solidarité dont l’Etat prétend assurer le monopole.

Vouloir s’assurer du monopole de la solidarité et de l’éducation constitue les deux premiers signaux d’une dérive totalitaire au niveau politique.

Notre rencontre de Cantorbéry avait analysé l’année dernière la manière dont les idéologies libérales et socialistes ont toutes les deux tendance à transformer le couple responsabilité/solidarité en un simple problème technique de cotisation et de redistribution dont l’enjeu politique consisterait à décider la part qui revient à l’Etat et celle qui revient au marché.
De même pour les structures scolaires, éducatives et les mouvements de jeunesse. Le projet de réforme de l’Education Nationale proposé en France par la gauche en 1982 visant à construire un « grand service d’éducation unifié et laïc » a été abandonné en 1984 après une série de manifestations réunissant des centaines de milliers de personnes. Ces manifestations dénonçaient les menaces d’une emprise totalitaire de l’Etat sur l’éducation, revendiquaient la liberté de choix des écoles par les parents et rappelaient que la première responsabilité éducative revient aux parents et non à l’Etat.

La dynamique totalitaire s’intéresse, bien sûr, de près à la religion, soit pour l’annexer et en faire le fondement du pouvoir (« cujus rex, ejus religio »), soit pour l’interdire, soit pour la neutraliser en l’excluant de la sphère publique en en faisant une affaire purement privée.  L’espace public est alors totalement occupé par l’idéologie dominante : l’intégrisme religieux, l’athéisme d’Etat ou encore l’intégrisme laïc. L’ambition totalitaire est idéale : Il s’agit de rendre les hommes et la société conformes au modèle.

D’où l’importance accordée par les dispositifs totalitaires à l’élaboration d’une contre-culture fondée sur les techniques de propagande, de « motvirus », de contre-concepts, où les notions fondamentales, par exemple la liberté, la solidarité, la laïcité, la religion, la nation, mais aussi les groupes ethniques ou socioprofessionnels ou politiques, les Arabes, les Juifs, les banquiers, les patrons, l’extrême-droite, la gauche,  les syndicats sont progressivement subvertis pour devenir des slogans d’inclusion ou d’exclusion. La segmentation de la société qui permet de départir le bon grain de l’ivraie suppose de désigner des boucs émissaires à la vindicte publique.

Dans l’univers des entreprises, la dynamique totalitaire peut s’exprimer, par exemple, par l’imposition d’une charte éthique, le contournement ou la suppression des instances représentatives du personnel et, surtout, par la mise en place d’une gouvernance procédurale qui évite la relation managériale et impose un comportement parfaitement conforme au nom de la vérité rationnelle et scientifique.

L’efficacité technique absorbe dans une sous-culture productiviste toute action créative personnelle au profit de la répétition normée des mêmes gestes, des mêmes schémas, des mêmes scripts ou bien encore dessine sur le sol les pas sur lesquels l’opérateur devra tenir sa position pour être conforme à la procédure de sécurité en vigueur.
Jacques Ellul a montré comment la technique supplantait progressivement le capital dans les processus d’aliénation. D’autres exposés auront l’occasion de revenir sur ce thème. Il a montré également la centralité de la liberté dans l’installation des dispositifs totalitaires en mettant à jour les formes de consentement à l’aliénation.

La liberté se révèle difficile à déployer lorsqu’il s’agit de le faire au péril de sa vie et dans les sociétés développées, de le faire au péril de son confort de vie.

La dynamique totalitaire éclaire la dimension tragique de notre inscription dans l’histoire. Le tragique, c’est d’abord la fatalité monstrueuse qui s’abat sur les hommes. La guerre, les chrétiens d’Irak sommés de fuir ou de se convertir, les exemples foisonnent, hier et aujourd’hui, comme si le tragique constituait l’expérience humaine par excellence, comme si « les structures de péché » constituaient l’espace dans lequel la vie humaine déploie son existence.  Mais pour qu’il y ait tragique, il faut que notre liberté ne consente pas à subir  le fatum, il faut qu’elle se dresse contre le monstre. Le héros tragique est celui qui oppose sa liberté à la fatalité qui l’accable. C’est Hippolyte chargeant le dragon envoyé par Neptune, c’est Antigone qui enfreint les lois de Créon pour être fidèle aux lois des Dieux, ce sont les résistants aux camps d’extermination des totalitarismes bruns ou rouges.

La dynamique totalitaire, dans le même temps qu’elle élabore ses structures de péché en infestant progressivement les structures politiques, économiques et culturelles, suscite les héros qui lui feront barrage.

Elle lul rappelait qu’il fallait que l’espoir soit mort pour que vienne l’Espérance.

Il semble que le déploiement de la dynamique totalitaire dans l’histoire engendre son propre effondrement. Sinon comment pourrions-nous aujourd’hui même tenir ce séminaire. La vie humaine se déploie dans ce mouvement conjoint d’effondrement et de conquête de la liberté.

Face à la dynamique totalitaire, celle de l’Espérance nous indique que le combat ne consiste pas à s’opposer frontalement à la force brute, dans cette dialectique de la violence qui monte vite aux extrêmes comme l’a si bien montré René Girard[2]. La dynamique de l’Espérance ne lutte pas pour exclure ou détruire l’opposant, mais pour convertir en force vive les forces de mort qui agissent en chacun de nous.

J’aimerai évoquer ici la figure de Paul Verneyras, qui a été l’un de ceux qui ont fondé la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC) en 1919 et avec qui j’avais eu la chance de m’entretenir longuement il y a maintenant plus de vingt ans. Résistant, il avait aidé de nombreux juifs à passer la ligne de démarcation et caché Gaston Tessier pendant l’occupation. Député de Paris à la Libération, il avait ensuite mené une carrière dans la presse et présidé les NMPP[3]. Je me souviens particulièrement d’un entretien chez lui, dans son appartement des Buttes-Chaumont, qui lui avait permis pendant la guerre de se sauver par les toits alors que les Allemands venaient l’arrêter. Evoquant la création de la CFTC en 1919, avec une puissance de conviction que les années n’avaient pas émoussée, il s’était exclamé : « Il ne faut pas croire qu’à l’époque les syndicalistes chrétiens étaient des tendres, nous étions plus révolutionnaires que les révolutionnaires, disait-il en appuyant ses propos d’un coup de poing sur la table, mais à l’époque, nous avions conscience de travailler pour la plus grande gloire de Dieu ! Alors, cette force de révolte, nous l’avons convertie en puissance de construction sociale. »

Convertir la violence en puissance de construction sociale. Il y a là, de façon très précise, un programme d’Espérance pour soi-même et pour la société. L’Espérance est une voie de pacification, d’ouverture et d’approfondissement. L’Espérance déprovincialise notre regard, souffle le vent de l’Esprit Saint sur nos points de vue si ancrés, si contingents et si étroits que notre premier mouvement est de les croire universels et intangibles.

La dynamique totalitaire se tapit dans le point de vue. L’Espérance convertit le point de vue, le déracine et l’enracine tout ensemble et, comme l’écrit Charles Péguy, fait couler la grâce et anime « une flamme impossible à éteindre au souffle de la mort ». Ici, à l’ombre de la cathédrale de Chartres, laissons donc résonner les vers de Péguy, et « laissons la petite espérance » faire couler en nous la force qui convertit toutes les blessures faites à l’homme.
« Mais l’espérance, dit Dieu, voilà ce qui m’étonne.
Moi-même.
Ça, c’est étonnant.
Que ces pauvres enfants voient comme tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux.
Qu’ils voient comme ça se passe aujourd’hui et qu’ils croient que ça ira mieux demain matin.
Ça c’est étonnant et c’est bien la plus grande merveille de notre grâce.
Et j’en suis étonné moi-même.
Et il faut que ma grâce soit en effet d’une force incroyable.
Et qu’elle coule d’une source et comme un fleuve inépuisable.
Depuis cette première fois qu’elle coula et depuis toujours qu’elle coule.
Dans ma création naturelle et surnaturelle.
Dans ma création spirituelle et charnelle et encore spirituelle.
Dans ma création éternelle et temporelle et encore éternelle.
Mortelle et immortelle.
Et cette fois, oh cette fois, depuis cette fois qu’elle coula, comme un fleuve de sang, du flanc percé de mon fils.
Quelle ne faut-il pas que soit ma grâce et la force de ma grâce pour que cette petite espérance, vacillante au souffle du péché, tremblante à tous les vents, anxieuse au moindre souffle,
soit aussi invariable, se tienne aussi fidèle, aussi droite, aussi pure ; et invincible, et immortelle, et impossible à éteindre ; que cette petite flamme du sanctuaire.
Qui brûle éternellement dans la lampe fidèle.
Une flamme tremblotante a traversé l’épaisseur des mondes.
Une flamme vacillante a traversé l’épaisseur des temps.
Une flamme anxieuse a traversé l’épaisseur des nuits.
Depuis cette première fois que ma grâce a coulée pour la création du monde.
Depuis toujours que ma grâce coule pour la conservation du monde.
Depuis cette fois que le sang de mon fils a coulé pour le salut du monde.
Une flamme impossible à atteindre, impossible à éteindre au souffle de la mort.[4] »
[1] Cf le système totalitaire
[2] Cf. René Girard, Le Bouc Emissaire, Paris, 1982
[3] Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne
[4] Charles Péguy in Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu