Civilisation de l’amour[1]

L’histoire n’est pas une science, c’est une sagesse. Que demande-t-on à l’historien: d’être exact sur ce qu’il apprend sur le passé. Et il faudrait faire une distinction entre deux aspects du temps, qui peuvent éclairer ce propos. 

En français il n’y a qu’un terme pour désigner le temps. En grec il y a deux termes. Le premier, c’est ‘chronos’, c’est celui de l’historien. L’historien est au bas de la montagne et compte les chameaux de la caravane. Ce qu’on lui demande, c’est de ne pas se tromper. Et puis, vous avez le prophète, qui est, lui, sur le haut de la montagne, c’est le ‘kairos’, le temps prophétique. Le prophète est sur la montagne et voit toute la caravane d’un seul regard, contrairement à l’historien qui doit se borner à ce qui lui arrive sous les yeux. Mais le prophète ne sait pas situer l’évènement dans le temps, sa vue d’ensemble est supra rationnelle, elle est surnaturelle. Le prophète reçoit une lumière théologique, une lumière de Dieu, comme Isaïe qui annonce la naissance du Christ huit cents ans avant Noël et le fait comme si elle devait avoir lieu le lendemain matin. Donc le prophète ne peut pas indiquer la date, mais il annonce l’événement dans sa plénitude. Voila donc la différence entre ces deux regards sur l’histoire.

On a parle de Civilisation de l’Amour. Est-ce que c’est une utopie? Aux yeux de la raison, c’est une utopie. Aux yeux de la foi, et c’était ce regard que Paul VI avait, c’est une réalité, il emploie le future, il nous propose quelque chose qui n’est pas une utopie, mais une réalité. Comment le sait-il?

Eh bien, sous l’influence du Saint Esprit. Rappelons ici que le mythe et le mystère sont obscurs, mais le mythe est obscur par manque de lumière tandis que le mystère est obscur par excès de clarté. Il faut la foi pour contempler un mystère dans la nuit de la raison.Lorsque l’on dit qu’il y aura une Civilisation de l’Amour, ce n’est pas le New Age qui attend un jardin idéal où l’humanité pourrait enfin devenir plus humaine, car il s’agit ici d’une gnose, on est en pleine invention, c’est l’œuvre de l’imagination. Pour un chrétien, il n’y a qu’un deuxième jardin, c’est celui de la Résurrection où Madeleine va annoncer aux Apôtres la Résurrection du Christ. Mais où se trouve la Civilisation de l’Amour ?
Si le Corps mystique du Christ est l’Eglise, si elle est le Christ répandu et communiqué dans l’histoire (Bossuet), alors nous disposons avec le récit évangélique de la vie du Christ d’une indication capitale. Ne pourrait-il pas y avoir une certaine analogie entre le déroulement de la vie du Christ que nous connaissons par l’Evangile, bien que ce ne soit pas une histoire au sens moderne, et puis le déroulement de l’histoire de l’Eglise ?
Ici il faut faire une distinction: il ne s’agit pas de ressemblance mais d’analogie. Un baromètre et un réveil, se ressemblent mais ils n’ont aucun rapport. En revanche, une montre à quartz et un cadran solaire sumérien   ne se ressemblent pas du tout mais montrent l’heure, c’est leur essence. Il ya alors une véritable analogie.
Mais il faut distinguer deux analogies. Il y a d’abord l’analogie de proportion, par exemple l’intelligence humaine et l’intelligence angélique mais ce type d’analogie   est inutilisable dans l’interprétation proposée ici. Il y a aussi une autre analogie, c’est ce que l’on appelle une analogie d’attribution. Par exemple, un climat salubre et un livre de cuisine, ils n’ont aucune analogie de proportion mais une analogie d’attribution par rapport à ce que l’on appelle l’analogué principal , qui est ici la santé; ce qui rapproche analogiquement une lieu salubre et le livre de cuisine, c’est la santé.L’analogie, développé ici pour l’Eglise est une analogie d’attribution et l’analogué principal c’est le Christ.

C’est la vie du Christ qui va pouvoir nous instruire sur le développement de l’Eglise avec la foi qui peut nous guider. Les différentes étapes de la vie du Christ, la naissance, la vie cachée, puis la vie publique, ce sont les grandes étapes du déroulement de la vie du Christ et de l’histoire de l’Eglise par analogie.

Notons tout de suite que le temps va connaître une accélération bien remarquable – trente ans de vie cachée, trois ans de vie publique, trois jours de passion, trois heures d’agonie – comme si les événements de grande importance demandaient de moins en moins de temps. Cette accélération croissance pourrait aussi s’appliquer à l’Eglise, et Daniel Halévy avait déjà remarqué dans un ouvrage paru en 1945, que nous avons effectivement sous les yeux une accélération de l’histoire. Des événements qui maintenant se passent sur cinq ans demandaient un siècle antérieurement.
Donc il y a une accélération de l’histoire qui doit nous aider à lire cette analogie entre la vie du Christ et la vie de l’Eglise. Ajoutons qu’il il faut se méfier du concordisme qui n’est pas une analogie mais une simple ressemblance superficielle. Je me borne à indiquer quelques points de repère.
A la naissance du Christ il y a le meurtre des saints innocents, quand l’Eglise apparaît il y a trois siècles de persécutions et des martyrs; quand le Christ a douze ans il se trouve au milieu des docteurs. Au quatrième siècle, à la suite justement des persécutions, c’est le temps pour l’Eglise des grands docteurs grecs et latins qui vont établir le credo qui est le fondement de la foi. On peut dire que St Jean Chrysostome, St Augustin, et avec eux tous les pères grecs et latins sont un peu comme les docteurs qui entouraient Jésus à douze ans.Et puis ensuite, c’est la vie publique. Alors comment elle va-elle se manifester? C’est l’Evangile qui va être annoncé dans les Chrétientés orientales et occidentales, c’est le message de l’Evangile qui va être proclamé, c’est la vie publique du Christ. Notons un exemple d’analogie avec la multiplication des pains lorsque le peuple veut faire du Christ leur roi terrestre. Il y a eu une tentation de ce genre en Occident avec une forme de théocratie quand les papes du Moyen Âge se sont crus parfois les chefs non seulement au spirituel mais même au temporel et pensaient qu’ils étaient en mesure de démettre les empereurs. Ensuite, avec le déclin de la chrétienté médiévale, à partir de Boniface VIII, les rois, à commencer par Philippe IV le Bel vont se libérer de l’influence de la papauté et instaurer un laïcisme hostile au christianisme en Occident tandis qu’en Orient la chute de Constantinople marquait la fin de la chrétienté orientale. Dans l’Evangile aussi le Christ au début est populaire, le Christ a le peuple pour lui, mais les Pharisiens deviennent de plus en plus offensifs. On voit même le Christ, avec ses Apôtres, qui va être obligé de se cacher, et là c’est une période de l’histoire de l’Eglise marquée par la sécularisation et même l’athéisme avec les Lumières.
Jacques Maritain fait la distinction entre la Chrétienté sacrale, où le spirituel se sert du temporel, et puis la Chrétienté profane, pluraliste, où la liberté s’impose.Quand viendra la Civilisation de l’Amour  selon ces analogies ? Remarquons que l’entrée de Jésus à Jérusalem est évoquée par les quatre évangiles, ce qui est très rare. On ne retrouve même pas cette unanimité avec le récit de la Passion puisque St Jean n’évoque pas le Jeudi Saint. Les quatre évangiles donnent une importance étonnante à l’entrée de Jésus à Jérusalem. Que se passe-t-il ? Persécuté, Jésus s’est éloigné avec ses apôtres puis il revient vers Jérusalem et prend un ânon, et non pas à un cheval de guerre, mais à un ânon, qui a eu d’ailleurs un rôle antérieurement, notamment avec la fuite en Egypte. Que se passe-t-il ? On entend « Hosannah », ce qui veut dire « Dieu sauve », et puis aussi « au fils de David, au plus haut des cieux ».
Quelle est la signification de ces acclamations ? « Fils de David » c’est l’humanité du Christ, dont l’ancêtre est David. « Au plus haut des cieux », c’est sa divinité. Ainsi pendant un moment, une journée, le Christ connaît un triomphe quand le peuple, qui a été choisi et formé pendant deux mille ans, acclame son Messie, homme, fils de David, et Dieu, au plus haut des cieux.
Les Pharisiens protestent et disent « Fais les taire » et le Christ répond « s’ils se taisaient, les pierres elles-mêmes crieraient ». Donc, dans le plan de Dieu, cette entrée à Jérusalem est très importante et montre quel était le projet de Dieu qui n’a pas pu se réaliser parce que le peuple Juif, choisi et formé, ne l’a pas accepté.

Sa Passion va suivre presque immédiatement et cette Passion va entrainer la mort du Christ.

Qu’est-ce que tout cela veut dire pour l’Eglise ?

C’est que l’Eglise pourra connaître un moment de rayonnement planétaire, temporaire, qui sera suivi de – ce que St Paul annonce savoir la grande apostasie, et l’Antichrist , telle est la Passion du Christ qui suit l’entrée triomphale à Jérusalem – triomphale, pas pour tout le monde, ce sont les enfants, nous dit-on, qui crient ; les Pharisiens ne veulent pas en entendre parler – donc il y aura contre l’Eglise une opposition qui restera très vivante.

Cette période triomphale de l’Eglise à l’intérieur de l’histoire serait l’application effective de la doctrine sociale de l’Eglise qui s’est développée des Pères aux papes contemporains   en mettant la personne humaine née, dans une famille , au cœur de son enseignement au service de la famille humaine dans un esprit qui ne cesse de mettre l’économie politique au service de l’économie du salut dans une perspective eschatologique.

 Ensuite, St Paul annonce l’impie et l’apostasie, c’est-à-dire que l’Eglise pourrait paraître extérieurement comme morte, et cette Eglise morte, comme son fondateur, comme le Christ lui-même. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura plus personne mais les chrétiens devront se cacher. L’Eglise paraîtra morte. Et puis la résurrection correspondrait à quoi ? A la Résurrection, ce serait la Parousie qui veut dire présence – le retour du Christ. Et le grand jugement des vivants et des morts.

Comment faudrait-il situer notre temps ? Nous trouvons-nous à une longue distance avant l’entrée de Jésus dans Jérusalem, avant l’hosanna de l’histoire ? En est-on proche ou lointain ? L’historien l’ignore, le prophète l’annonce mais ne sait la situer chronologiquement.

Et puis quand on y arrivera, il faudra savoir qu’ensuite il y aura le drame, la grande apostasie.Pour compléter ce parallélisme, on peut en ajouter un autre. Dans le Christianisme, quel est le cœur même de la vie chrétienne ? C’est la messe. Et bien le déroulement de la messe dans le rite romain et dans le rite byzantin peut aussi être lu avec cette méthode. Vous avez au début de la messe le Kyrie, qui correspond à la persécution ; on a aussi le gloria, que les anges chantent au moment de la naissance; et puis la vie publique du Christ, c’est la lecture, la liturgie de la parole de la parole Jésus qui prêche c’est le prêtre par son homélie, c’est la proclamation du Credo, les prières universelles. Puis il y a l’Hosanna, le Sanctus, qui dans la liturgie byzantine est très solennel et donne lieu à une procession. Après il y a la consécration qui rend présent le sacrifice, la mort du Christ. La récitation du Pater et l’Agnus Dei sont les fruits de ce grand mystère, l’ultime combat de l’Eglise. Ensuite la dernière étape qui pourrait évoquer à la fois la Parousie et le Résurrection ? C’est la communion. La communion, c’est la présence substantielle du Christ, la Parousia, qui veut dire aussi présence, quand le gouverneur allait dans sa province, c’est ici la présence du Christ sacramentelle.Il y a donc trois lignes analogiques, le récit de la vie du Christ dans l’Evangile, puis le déroulement de l’histoire de l’Eglise, dont nous connaissons le chronos de manière encore très partielle, et puis le déroulement du mystère de l’eucharistie, dans la liturgie aussi bien latine que byzantine, qui peut être mis en analogie avec le déroulement de la vie du Christ.

Ces trois parallèles, peuvent nous instruire, nous permettent, avec Paul VI, de prophétiser. Peut-être nous trouvons-nous à la veille de la Civilisation de l’Amour ?

La fin des temps aura lieu lorsque l’Evangile sera annoncé jusqu’aux extrémités de la terre or on peut dire que nous avons des moyens que nous n’avions pas hier. Il fallait, huit mois de bateau pour aller en Chine à la fin du XIXe siècle, maintenant tous les chinois, avec leurs ordinateurs peuvent connaître ce qu’a dit le matin le pape. C’est maintenant possible de neutraliser l’espace, et même d’une certaine manière le temps. Il y aura aussi l’apostasie, l’Antichrist et la conversion du peuple juif qui depuis 1948 a retrouvé une terre.

Depuis cinquante ans nous avons en Europe une idée de ce que pourrait être l’apostasie.

 Seul St Jean parle de l’Anti-Christ, au pluriel et au singulier, St Paul en parle aussi mais sous un autre titre, de l’homme impie et il explique qu’il fera des miracles extraordinaires et qu’une grande partie des Chrétiens le suivront. Le premier Anti-christ c’est Judas qui n’était pas un homme politique, mais un apôtre. Le dernier Anti-Christ sera aussi d’ordre spirituel.C’est probablement la connaissance de l’Incarnation qui a provoqué la jalousie du Diable  qui était, dit Jésus, Homicide dès le début (JeanVIII 44).Le dernier Antichrist traduira l’athéisme d’une civilisation de mort qui a voulu être comme Dieu par sa science et ses prodiges techniques. C’est le refus de l’amour de Dieu au nom de l’amour de soi.Il faut se souvenir que l’historien est bien incapable de faire autre chose que de compter les chameaux. C’est donc chez les prophètes, que nous devons nous tourner .Paul VI a été prophète et Jean Paul II a canonisé la sœur Faustine.

Aucun mystique, même les plus grands, n’a eu pour tâche explicite, comme sœur Faustine, de préparer le retour du Christ et de rappeler que la Miséricorde est le plus grand attribut de Dieu.

Tout ce qui est en Dieu est adorable : il ne faut pas opposer la justice et la miséricorde. Mais tant que nous sommes libres, nous pouvons recevoir ou refuser la miséricorde.Ces lignes sont écrites le 15 août fête de l’Assomption et l’Apocalypse, lecture du jour, montre la Femme revêtue du soleil la lune sous les pieds et couronnée de douze étoiles, figure de l’Eglise dont la Mère est Marie Immaculée. 

[1] Les parallels entre la vie du Christ l’histoire de l’Eglise et le déroulement de la messe que l’on va developer n’ont pas fait l’objet de développements systématiques , mais on trouve des éléments   chez différents auteurs :St Thomas ( Somme Théologique III, sacrements ,Eucharistie) pour le parallèle entre la liturgie et la vie du Christ , Nicolas Cabasilas Explication de la divine liturgie SC 1967, p.175 ; Nicolas de Cues Conjectura domini Nicolai de Cusa « de novissimis diebus «  1452 et Serge Boulgakov : L’Epouse de l’Agneau, (Age d’homme 1984 p.201), pour la vie du Christ et l’ histoire de l’Eglise. Le cardinal Journet in L’Eglise du Verbe incarné, V (2005 p.446)écrit :Et si l’on songe à la mystérieuse loi de correspondance suivant laquelle tout ce qui a commencé dans le chef doit se continuer dans ses membres , tout ce qui s’est fait dans le Christ doit se refaire dans l’Eglise, ne convient-il pas d’en pousser l’application jusqu’à dire que les phases de la vie du Christ personnel décrivent par avance les phases de la vie du Christ total, répandues dans l’espace et dans le temps ?

Citons aussi l’étonnant passage   in Maria Valtorta   Les cahier de 1943 (29 octobre ) :Avant que ne cesse le temps du monde , mon Eglise aura son triomphe resplendissant. Il n’y a rien de différent dans la vie du Corps mystique de ce qui fut dans la vie du Christ. Il y aura l’hosanna la veille de la Passion, l’hosanna quand les peuples séduits par la fascination de la Divinité plieront le genou devant le Seigneur. Puis viendra la Passion de mon Eglise militante et enfin la gloire de la résurrection éternelle au Ciel.

Voir notre ouvrage : LL’Eglise Corps du Christ dans l’histoire, ch.VI FX de Guibert 2005.