« Religions et droit international humanitaire : histoire et actualité d’un dialogue nécessaire », in Anne-Sophie MILLET-DEVALLE (Ed.) Religions et Droit International Humanitaire. Paris, Pedone, 2008, pp. 9-45

Introduction

“Religions et droit international humanitaire: histoire et actualité d’un dialogue nécessaire”

Michel Veuthey∗

L’Institut international de droit humanitaire est heureux d’organiser avec l’I.D.P.D. ce Colloque sur un thème “Religions et Droit international humanitaire”qui gagne constamment en actualité. Il y a deux semaines, le 7 juin, se tenait à San Remo une réunion de Prix Nobel de la Paix sur le dialogue inter-religieux et la paix. La semaine dernière, à Genève, en marge du Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies, des dirigeants spirituels, dont le Grand Rabbin Guedj, qui nous fait l’honneur de participer à ce Colloque de Nice, se réunissaient sur le thème “Religions et pauvreté”.

Permettez-moi aussi d’adresser un hommage au Professeur Jovica Patrnogic, décédé le 6 mai dernier, qui a été un des fondateurs de l’Institut International de Droit Humanitaire de San Remo et qui l’a présidé pendant de longues années. Il a été un des principaux artisans de l’ « esprit de San Remo », caractérisé par un dialogue sérieux et informel à la fois, dans un respect mutuel. Il aurait certainement pu apporter une contribution importante à nos travaux.

« Religions et droit international humanitaire », la juxtaposition de ces deux thèmes a semblé de prime abord difficile aux organisateurs de ce Colloque comme à plusieurs orateurs, juristes ou religieux. Le dialogue entre religions et juristes positivistes n’a en effet longtemps porté que sur des sujets particuliers, comme la protection des aumôniers, la liberté des personnes détenues et des populations occupées à exercer leur religion ou la prise en compte des rites religieux dans les sépultures en temps de conflit armé.1 Le droit international humanitaire a vécu, comme le reste de la société occidentale, l’ « éclipse du religieux ».2

∗ Docteur en droit (Genève), Vice-Président de l’Institut International de droit humanitaire (San Remo), Professeur associé, I.D.P.D., Université de Nice. L’auteur voudrait remercier Bertrand LOZE pour ses précieux conseils sur la structure de cet article ainsi qu’Anne QUINTIN pour la mise en forme des notes de bas de page.

1 Voir notamment Jean-Luc HIEBEL, Assistance spirituelle et conflits armés, Institut Henry-Dunant, Genève,1980, 462 p.; Stefan LUNZE, The Protection of Religious Personnel in Armed Conflict, Lang, Franfurt am Main, 2004, 219 p. ; et, du même auteur, “Serving God and Caesar: Religious personnel and their protection in armed conflict”, Revue Internationale de la Croix-Rouge, No. 853 (Mars 2004), pp. 69-92. Voir aussi Captain Paul McLAUGHLIN, The Chaplain’s Evolving Role in Peace and Humanitarian Relief Operations, Washington DC, United States Institute of Peace (USIP), 2002, 42 p. (Peaceworks 46) et CONSEIL PONTIFICAL “JUSTICE ET PAIX” et CONGREGATION POUR LES EVEQUES, Le droit humanitaire et les aumôniers militaires. Cours international pour la formation des aumôniers catholiques militaires au droit humanitaire (Rome, 25-26 mars 2003), Cité du Vatican, 2004, 166 p.

2 Voir Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, Paris, 1985, 457 p. ; et, du même auteur, La religion dans la démocratie, Gallimard, Paris, 1998, 127 p.

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Et, pourtant, à l’heure du « retour du religieux »,3 ce dialogue entre religions et droit humanitaire nous semble aujourd’hui nécessaire sous trois aspects :

– d’abord pour étudier les sources historiques et anthropologiques du droit international humanitaire dans toutes les civilisations, sources auxquelles les religions ne sont pas étrangères comme nous le verrons par la suite ;

– ensuite, pour approfondir les motivations des parties en conflit de respecter le droit international humanitaire dans les conflits contemporains, où les convictions religieuses, occupant une place croissante, peuvent appuyer la légitimité de ce droit tout en diffusant ses fondements et son esprit au-delà des milieux juridiques ;

– enfin, pour contribuer à la réaffirmation des principes fondamentaux du droit international humanitaire en ancrant ces principes à nouveau dans la conscience publique de toutes les civilisations, dans la mesure où l’aspect religieux constitue, particulièrement en dehors de l’Europe occidentale contemporaine, un aspect majeur de la conscience publique.

L’étude des sources historiques et anthropologiques des limites à la violence et de la protection des victimes des conflits armés permet en effet de retracer les origines du droit humanitaire, les motivations qui peuvent amener les protagonistes aux conflits passés et contemporains à les respecter, et également d’en fonder l’acceptabilité universelle et d’en réaffirmer plus largement les normes essentielles à un moment où les normes du droit positif sont remises en cause par certains Etats – et non des moindres – ainsi que par des acteurs non- étatiques.

Si l’on veut commencer par définir ce qu’est le droit humanitaire, la définition la plus simple et la plus universelle s’en trouve dans une norme fondamentale d’origine religieuse : la Règle d’Or (“Faites aux autres ce que vous voudriez que l’on vous fasse” ou, dans la formulation négative, “Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas que les autres vous fassent”), qui implique une double exigence d’interdiction et d’obligation, de réciprocité dans les limitations de l’usage de la violence et de solidarité dans l’action humanitaire. Cette Règle d’Or est contenue dans la plupart des traditions religieuses:4 Hindouisme,5 Confucianisme,6 Bouddhisme,7 Taoïsme,8 Zoroastrisme,9 Judaïsme,10 Christianisme,11 Islam,12 Bahaïsme.13 En

3 Voir notamment à ce sujet Patrick de LAUBIER, Phénoménologie de la religion. Paris, Desclée de Brouwer, 2007, 198 p.
4 Les citations qui suivent se trouvent sur le site http://prolib.net/ethique/203.000.regle_dor.htm
5 “Telle est la somme du devoir : ne fais pas aux autres ce qui, à toi, te causerait de la peine” (Mahabarata, 5; 15,17)

6 “Voici certainement la maxime d’amour : ne pas faire aux autres ce que l’on ne veut pas qu’ils nous fassent” (CONFUCIUS, Analectes, 15; 23)
7 “Ne blesse pas les autres avec ce qui te fait souffrir toi-même” (Sutta Pikata, Udanavagga 5,18) “Dans le bonheur et la souffrance, nous devons nous abstenir d’infliger aux autres ce que nous n’aimerions pas de nous voir infliger” (Mahavira, Yogashatra 2,20)

8 “Considère que ton voisin gagne ton pain, et que ton voisin perd ce que tu perds ” (T’ai shang Kan Ying Pien)
9 “La nature seule est bonne qui se réprime pour ne point faire à autrui ce qui ne serait pas bon pour elle” (Dadistan-i-dinik, 94)

10 – “Ce que tu tiens pour haïssable, ne le fais pas à ton prochain. C’est là toute la Loi, le reste n’est que commentaire” (Rabbin HiLLEL, Talmud, sabbat, 31-A)
– “Aime ton prochain comme toi-même” (Lévitique 19; 18)

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outre, sacré et interdit ont plus que le mot arabe “haram” ou le terme, d’origine polynésienne, “tabou”,14 en commun. Ainsi, dans l’Antiquité européenne, grecque et latine, comme le montre Fustel de Coullanges, le droit a une origine religieuse.15 Héraclite et Cicéron l’expriment de la manière suivante :

“Ceux qui parlent avec intelligence doivent tenir ferme à ce qui est commun à tous, de même qu’une cité tient ferme à sa loi, et même plus fortement. Car toutes les lois humaines sont nourries par une seule loi divine. Elle prévaut autant qu’elle le veut, suffit à toutes choses sans même s’épuiser.” (Héraclite)16

“Il existe une loi conforme à la nature, commune à tous les hommes, raisonnable et éternelle, qui nous commande la vertu et nous défend l’injustice. Cette loi n’est pas de celles qu’il est permis d’enfreindre et d’éluder, ou qui peuvent être changées entièrement. Ni le peuple, ni les magistrats, n’ont le pouvoir de délier des obligations qu’elle impose. Elle n’est pas autre à Rome, autre à Athènes, ni différente aujourd’hui de ce qu’elle sera demain ; universelle, inflexible, toujours la même, elle embrasse toutes les nations et tous les siècles. Cette loi, on ne peut l’infirmer par d’autres lois, ni la rapporter en quelque partie, ni l’abroger en entier ; il n’est ni sénatus-consulte, ni plébiscite qui puisse délier de l’obéissance que nous lui devons ; elle n’a pas besoin du secours d’un interprète qui l’explique et la commente à nos âmes.” (Cicéron)17

La limite de ces règles religieuses imposant des normes d’humanité en temps de conflit armé sur des fondements très proches est qu’elles n’étaient ordinairement applicables qu’entre membres de la même civilisation (voire du même peuple ou de la même tribu) : Platon lui- même écrit qu’il fallait observer certaines limitations dans les guerres entre cités grecques, mais que ces limites n’avaient plus cours dans les guerres contre les Perses…18 Chaque civilisation a ainsi formé des « îles d’humanité »19 à l’intérieur desquelles certaines règles

11 – ” Ainsi, tout ce que vous désirez que les autres fassent pour vous, faites-le de même pour eux : voilà la Loi et les Prophètes” (Matthieu, 7; 12)
– “Comme vous voulez que les gens agissent envers vous, agissez de même envers eux” (Luc 6; 31) 12 “Nul de vous n’est un croyant s’il ne désire pour son frère ce qu’il désire pour lui-même” (13e des 40 Hadiths de Nawawi)

13 “Ne souhaitez pas aux autres ce que vous ne souhaitez pas à vous-mêmes” (Kitab-i-Aqdas 148)
14 Voir notamment Salomon REINACH, “Coup d’oeil sur les divers tabou”, Leçon professée en 1900 à l’Ecole du Louvre, Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 23-35, disponible en ligne : http://www.psychanalyse-paris.com/783-Coup-d-oeil-sur-les-divers.html :
“Le sens ordinaire est « sacré ». Mais ce sens n’implique aucune qualité morale ; il s’agit seulement d’une connexion avec ce qui est divin, d’une séparation d’avec les choses d’usage ordinaire, d’une appropriation exclusive à des personnes et à des choses considérées comme sacrées. Quelquefois tabou signifie « consacré comme par un voeu ». Des chefs qui retracent leur généalogie jusqu’aux dieux sont dits arii tabu « chefs sacrés » et un temple est dit wahi tabu « place sacrée ».”
15 Numa Denis FUSTEL de COULLANGES, La Cité antique: étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome, Disponible en ligne: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k88408d
16 HERACLITE, Fragments, traduits et commentés par Marcel COCHE, PUF, Paris, 1984, fragment 114. Disponible en ligne: http://philoctetes.free.fr/heraclite.pdf
17 CICERON, De Republica, III, 43. Disponible en ligne: http://www.philo5.com/Les%20philosophes%20Textes/Ciceron_LoiNaturellePlaisirsEtMort.htm#_ftnl
18 PLATON, La République, Introduction, traduction et notes de R. BACCOU, Garnier, Paris, 1966, pp. 224-227. Voir aussi la traduction de Georges LEROUX, Deuxième édition corrigée, Flammarion, Paris, 2004, p. 297 (V, 471a et 471b).
19 Citons ici le très beau poème de John DONNE (1572-1631) Devotions Upon Emergent Occasions, Meditation XVII “No man is an island”, en ligne sur: http://www.phrases.org.uk/meanings/257100.html “All mankind is of one author, and is one volume; when one man dies, one chapter is not torn out of the book, but translated into a better language; and every chapter must be so translated…As therefore the bell that rings to a sermon, calls not upon the preacher only, but upon the congregation to come: so this bell calls us all: but how much more me, who am brought so near the door by this sickness….No man is an island, entire of itself…any man’s death diminishes me, because I am involved in mankind; and therefore never send to know for whom the bell tolls; it tolls for thee.”

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limitent la violence et imposent une solidarité à l’égard des victimes du conflit. La tentation du repli –et donc du déni d’humanité à ceux qui n’appartiennent pas au groupe – est malheureusement toujours actuelle.

Ces règles, d’origine sacrée, visaient à garantir la survie de la civilisation, du peuple et de la tribu : les guerriers ne devaient pas s’attaquer aux femmes ni aux enfants, ni détruire récoltes et arbres fruitiers, ni non plus empoisonner l’eau ni détruire les lieux et édifices sacrés ; ces actions auraient en effet pu mettre en péril la survie de la communauté. Nous voyons donc clairement un lien entre la religion et l’idée du droit humanitaire à partir du fondement historique sacré de l’interdit et sa formulation la plus simple qui nous apparaît universelle sous la forme de la Règle d’Or.

Ce lien entre religions et droit humanitaire peut être illustré par quelques exemples, du Proche à l’Extrême-Orient.20

Le Judaïsme montre des convergences entre traditions religieuses et droit international humanitaire contemporain.21 De même le Christianisme dans ses différentes traditions développera des limitations à la guerre, tant dans le jus in bello que le jus ad bellum. Comme nous le verrons aussi dans ce Colloque de Nice, avec les interventions de Mohammed Amin Al-Midani, Abdewahab Biad, Rachid Lahlou, et Zidane Mériboute, l’Orient est aussi riche en traditions humanitaires se basant sur l’Islam.22 Les tribus africaines ont encore des traditions originales immémoriales de limites de la violence en temps de conflit armé fondées sur des convictions religieuses.23 L’Asie, avec l’Hindouisme et le Bouddhisme, tout comme le Taoïsme, le Confucianisme24 et le Shintoïsme, connaît, bien avant la codification moderne

20 Voir aussi Philippe GAUDIN (Dir.), La Violence. Ce qu’en disent les religions. Paris, Les Editions de l’Atelier, 2002, 175 p. et la bibliographie en page 175 sur la philosophie, le judaïsme, le christianisme, l’islam, l’hindouisme et le bouddhisme. Plus généralement, voir aussi l’ouvrage collectif publié sous la direction de Daniel L. SMITH-CHRISTOPHER (Ed.), Subverting Hatred. The Challenge of Nonviolence in Religious Traditions. New York, Orbis Books, 1998, 177 p. et en particulier: “Warfare and social conflict at the end of the twentieth century are inseparable from issues of ethnic and religious identity” (p. 11); et aussi Richard SORABJI et David RODIN, The Ethics of War. Shared Problems in Different Traditions. London, Ashgate Publishing, 2006, 253 p.

21 Voir notamment Erich FROMM, You Shall Be As Gods, Rinehart and Wilson, New York, Holt, 1966; Norman SOLOMON, “Judaism and the Ethics of War”, International Review of the Red Cross, Vol. 87, Nr. 858 (June 2005), pp. 295-309. Erich FROMM commente entre autres le Lévitique, soulignant que certains lui en donnent une interprétation restrictive, limitée au Peuple d’Israël, tandis que d’autres l’étendent à l’ensemble de l’humanité. Voir aussi les écrits de Martin BUBER, en particulier “Ich und Du”, en traduction française Je et Tu, Aubier Montaigne, Paris, 1992, 173 p.

22 Voir notamment: Marcel BOISARD, L’Humanisme de l’Islam, Albin Michel, Paris, 1979 ; Jean-Paul CHARNEY, L’Islam et la guerre. De la guerre juste à la révolution sainte, Paris, 1986 ; M. K. EREKSOUSSI, “Le Coran et les Conventions humanitaires”, Revue internationale de la Croix-Rouge, Mai 1962 ; Ameur ZEMMALI, Combattants et prisonniers de guerre en droit islamique et en droit international humanitaire, Pedone, Paris, 1997, 519 p. ; Sheikh Wahbeh AL-ZUHILI, “Islam and International Law”, Vol. 87, Nr. 858 (June 2005), pp.269-283. Voir aussi Jonathan BENTHALL, “L’humaniarisme islamique”, Culture & Conflits, No 60 (2005), pp. 103-122, disponible en ligne: http://www.conflits.org/document1928.html

23 Voir notamment: Emmanuel BELLO, African Customary Humanitarian Law, ICRC, Geneva, 1980, 157 p. ; Yolande DIALLO, Traditions africaines et droit humanitaire: similitudes et divergences, CICR, Genève, 1976, 2 vol. 19, 23 p. ; E. E. EVANS-PRITCHARD, The Nuer. A Description of the Modes of Livelihood and Political Institutions of a Nilotic People, Oxford University Press, London, 1940, 271 p. 24 Voir ainsi Huston SMITH, The World’s Religions. Our Great Wisdom Traditions. San Francisco, HarperSanFrancisco, 1991, 399 p. ad pp. 172-180 : sur “Jen” (“a feeling of humanity towards others and respect for oneself, an indivisible sense of the dignity of human life wherever it appears”), “Chun

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du droit international humanitaire, des principes d’humanité à l’égard de l’ennemi en temps de conflit armé. Le Bushido japonais en est un exemple.25 Le Bouddhisme a deux principes fondamentaux: maitri (bienveillance)26 et karuna (miséricorde, compassion), très proches du principe d’humanité. L’Hindouisme contient des règles de traitement humain de l’ennemi vaincu27 comme aussi de loyauté dans le combat28 et interdit l’usage d’armes indiscriminées et causant des souffrances superflues.29 Ainsi, selon le Mahâbhârata, «les ennemis faits prisonniers au cours d’une guerre ne doivent pas être tués ; nous devons, au contraire, les traiter comme nos propres enfants.»30 De même, les Lois de Manou prescrivaient les règles suivantes :

“90. Un guerrier ne doit jamais, dans une action, employer contre ses ennemis des armes perfides, comme des bâtons renfermant des stylets aigus, ni des flèches barbelées, ni des flèches empoisonnées, ni des traits enflammés.”
“91. Qu’il ne frappe ni un ennemi qui est à pied, si lui-même est sur un char, ni un homme efféminé, ni celui qui joint les mains pour demander merci, ni celui dont les cheveux sont défaits, ni celui qui est assis, ni celui qui dit: ‘Je suis ton prisonnier’.”

“92. Ni un homme endormi, ni celui qui n’a pas de cuirasse, ni celui qui est nu, ni celui qui est désarmé, ni celui qui regarde le combat sans y prendre part; ni celui qui est aux prises avec un autre.
“93. Ni celui dont l’arme est brisée, ne celui qui est accablé par le chagrin, ni un homme grièvement blessé, ni un lâche, ni un fuyard; qu’il se rappelle le devoir des braves guerriers.”31

L’Océanie, avec les religions de peuples premiers, témoigne parfois de traditions d’humanité plus généreuses que nos codifications modernes.32

Pour détailler un exemple, l’Occident chrétien essaiera de mettre des limites à la guerre à travers les traditions chevaleresques33 et instaurera aux Xe et XIe siècles la Trève-Dieu (« Treuga Dei ») et la Paix de Dieu (« Pax Dei ») à l’initiative de l’Eglise : la Trève de Dieu prohibe toute hostilité pendant certaines périodes du calendrier liturgique ( du premier dimanche de l’Avent à l’Epiphanie, et du Mercredi des Cendres à l’Ascension) et certains jours de la semaine (du mercredi soir au lundi matin, en mémoire de la Passion et de la

tzu” (“Humanity-at-its-Best”, “Armed with a self-respect that generates respect for others, he

approaches them wondering not “What can I get from them?” but “What can I do to accomodate

them?””), “Li” (“comme il faut”, à propos…), “Te” (“the power of the morale example”), “Wen” (“The arts

of peace”).

25 Sumio ADACHI, “Traditional Asian Approaches: A Japanese View”, Australian Yearbook of

International Law, Vol. 9, 1885, pp. 158-167 ; et, du même auteur, “The Asian Concept”, UNESCO,

International Dimensions of Humanitarian Law, Paris, 1986, pp. 13-19

26 Etymologiquement, en sanscrit : unir, “devenir-un”

27 Voir ainsi le MAHABHARATA, XII, 3487, 3488, 3489, 3782, 8235

28 Ibid. XII, 3541, 3542, 3544 à 3551, 3557 à 3560, 3564, 3580, 3659, 3675, 3677.

29 Nagendra SINGH, “Armed conflicts and humanitarian laws of ancient India”, in Christophe

SWINARSKI (Ed.), Etudes et essais sur le droit international humanitaire et sur les principes de la

Croix-Rouge, CICR, Genève, 1984, pp. 531-536 ; Manoj KUMAR SINHA, “Hinduism and International

Humanitarian Law”, International Review of the Red Cross, Vol. 87, Nr. 858 (June 2005), pp. 285-294

30 Mahabharata, Santi Parva, 102.32. ; Nagendra SINGH, loc. cit., cité par Jacques MEURANT,

“Approche interculturelle et droit international humanitaire”, en ligne:

http://www.aidh.org/uni/biblio/pdf/2-4.pdf

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Lois de Manou (Manava-Dharma-Sastra), traduites du sanscrit par A. LOISELEUR- DESLONGCHAMPS, Garnier, Paris, Livre Septième, paragraphes 90 à 93, page 184.
32 Frank KEITSCH, Formen der Kriegführung in Melanesien, Bamberg, 1967, 380 p.
33 G.I.A.D. DRAPER, “The interaction of Christianity and Chivalry in the historical development of the law of war”, International Review of the Red Cross, Nov.-Dec. 1979, pp. 283-300

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Résurrection du Christ). 34 La doctrine scolastique du droit de la guerre,35 puis les positions de l’Eglise catholique36 et d’autres Eglises chrétiennes37 jusqu’à nos jours contiennent des appels à la paix, à la modération dans la guerre et en particulier à la protection des personnes civiles. Les premiers promoteurs en Europe de ce qui est aujourd’hui le droit international humanitaire ont été des religieux,38 reconnaissant la dignité inhérente à tout être humain, créé à l’image de Dieu, son Créateur :39 saint Thomas d’Aquin (1225-1274), le Dominicain Francisco de Vitoria40 (1483-1546), Balthasar Ayala41 (1548-1584), le Jésuite Francisco Suarez42 (1548-1617). Et encore Emer de Vattel, Suisse protestant, au milieu du XVIIIe siècle, intitule son oeuvre majeure Le droit des gens; ou: Principe de la loi naturelle43 … Le Puritain John Locke soutiendra – dans la lignée de la tradition du droit naturel divin – que le fondement de la loi naturelle est la préservation de l’humanité :

“… the Law of Nature stands as an Eternal Rule to all Men, Legislators as well as others, the Rules that make for other Men’s actions must…be confortable to the Law of Nature, i.e. to the Will of God, of Which that is a Declaration; and the fundamental Law of Nature being the Preservation of Mankind, no human action can be good or valid against it.”44

Les Dominicains Bartolomé de Las Casas (notamment lors de la controverse de Valladolid en 1550)45 et Francisco de Vitoria, par leur défense des Amérindiens, par l’affirmation de leur

34 G. GOYAU, “L’Eglise catholique et le droit des gens”, R.C.A.D.I., 1925, pp. 150-151, cité par Stanislas GANUCHAUD, L’influence de l’Eglise sur le droit de la guerre et sur le droit international humanitaire. Mémoire de Master de l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr, Décembre 2005, p. 17.
35 Alfred VANDERPOL, La doctrine scolastique du droit de la guerre, Pedone, Paris, 1919, 534 p.

36 Joseph JOBLIN, L’Eglise et la Guerre. Conscience, violence, pouvoir, Desclée de Brouwer, Paris, 1988, en particulier pp. 193 ss.
37 Voir notamment le site du Conseil Oecuménique des Eglises (COE): http://vaincrelaviolence.org/fr 38 Voir notamment Wilhelm G. GREWE, The Epochs of International Law. Translated and revised by Michael Byers, De Gruyter, Berlin, 2000, 780 p. (titre original allemand: Epochen der Völkerrechtgeschichte). Et aussi Antonio TRUYOL Y SERRA, Histoire du droit international public, Economica, Paris, 1995 ; et, du même auteur, Doctrines sur le fondement du droit des gens, Pedone, Paris, 2007 ; Antonio CASSESE, International Law, OUP, Oxford, 2001, p. 20.

39 Genèse (Bereshit) 1, 26-27
40 Francisco de VITORIA, Relectiones: De Indis et De Jure Belli ; Bartolome de LAS CASAS, Très brève relation sur la destruction des Indes, 1552, trad. franç. par Fanchita Gonzalez Batlle, La Découverte, Paris, 1996, 151 p ; Francisco de VITORIA, Leçons sur les Indiens et le droit de la guerre, 1539, trad. franç., Droz, Genève, 1966. Sur leurs différences, voir Philippe ANDRE-VINCENT, “Le dialogue Las Casas-Vitoria : deux interprétations nouvelles du droit des gens”, dans l’ouvrage collectif, De la dégradation du droit des gens dans le monde contemporain, Anthropos, Economica, Paris, 1981, p. 39. Dès l’époque des conquistadors, les dominicains du Siècle d’Or espagnol (Las Casas, Vitoria) avaient affirmé l’humanité chrétienne des méso-américains : leur condition d’hommes sauvés par Jésus sur la croix.
41 Balthasar AYALA, De jure et Officis Bellicis et Disciplina Militari Libri Tres, 1582.
42 Francisco SUAREZ, De legibus as Deo legislatore, 1613. Voir la traduction de Jean-Paul COUJOU, Des lois et du Dieu législateur, Dalloz, Paris, 2003, 688 p.
43 Emmerich de VATTEL, Le droit des gens ou Principes de la loi naturelle, appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, Leide, 1758
44 John LOCKE, Of Civil Government, Vol. II., XI, par. 135-138, cité par Donald W. SHRIVER Jr., An Ethic for Enemies. Forgiveness in Politics, OUP, Oxford, 1995, 284 p. ad p. 59. Le texte original de Locke en ligne :
http://www.constitution.org/jl/2ndtreat.txt
45 Charles Quint réunit à Valladolid des juristes et des théologiens pour déterminer la manière dont les Indiens peuvent être légitimement soumis et convertis. Charles Quint souhaite établir le meilleur constat possible et réunit pour ce faire, deux spécialistes du problème indien, qu’il va décider d’opposer dans cette controverse : le frère dominicain Bartolomé de Las Casas et le Dr Ginès de Sépulveda. Voir le livre de Jean-Claude CARRIERE, La controverse de Valladolid, Paris, Flammarion,

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dignité humaine, inspireront Suarez et même Grotius, souvent qualifié de « père du droit international public », dans leur conception du droit international moderne.

Enfin, Henry Dunant, initiateur du droit international humanitaire contemporain, en particulier de la Première Convention de Genève de 1864, était un homme profondément religieux, un chrétien engagé dans l’action caritative et ouvert tant au Judaïsme qu’à l’Islam.46 Ses convictions religieuses l’ont certainement inspiré dans son action humanitaire. De même, Max Huber, Président du CICR, qui a aussi présidé la Cour Permanente de Justice,47 écrira, à titre personnel, un commentaire sur la parabole du Bon Samaritain comme une réflexion sur l’Evangile et l’action de la Croix-Rouge.48 Il voyait, dans cette parabole, une première description des fondements du droit humanitaire : l’humanité, qui demande le respect de tout être humain, connu ou inconnu, et de l’aider de manière impartiale. C’est aussi Max Huber qui dira, montrant aussi la nécessité d‘ancrer le droit dans un contexte plus large de valeurs religieuses universelles protégeant la vie et la dignité de l’homme : “Le droit ne protège qu’une partie des êtres vivants; l’exigence du respect devant la vie, telle que l’a définie Albert Schweitzer, va bien au-delà.”49 Cette référence à Albert Schweitzer, théologien protestant alsacien, Prix Nobel de la Paix en 1952, dépasse les religions du Livre (Judaïsme, Christianisme, Islam) et s’appuie également sur les principes des grandes religions de l’Inde.50

Michael Walzer, dans un chapitre consacré aux règles de la guerre de son ouvrage Guerres justes et injustes, inclut les religions dans la « notion de convention » :

«Je propose d’appeler convention relativement à la guerre l’ensemble constitué par l’articulation des normes, des coutumes, des codes professionnels, des préceptes juridiques, des principes philosophiques ou religieux et des accommodements réciproques qui informent nos jugements sur le comportement militaire.»51

Sans être exhaustifs, ces exemples montrent dans l’histoire et l’actualité la richesse et l’importance de l’apport religieux aux fondements du droit humanitaire. Il serait intéressant de se demander dans quelle mesure le dialogue de la religion et du droit humanitaire s’avère nécessaire pour redonner aujourd’hui et partout sa légitimité et sa force morale au droit humanitaire.

2006, 119 p., ainsi que le film de Jean-Daniel VERHAEGHE (DVD-Warner Home Video, 2001).
46 Voir Henry DUNANT, Mémoires. Texte établi et présenté par Bernard GAGNEBIN, L’Age d’Homme, Lausanne, 1971, 364 p. et plus particulièrement p. 53, où Dunant écrit dans Souvenir de Solférino: “C’est évident. L’inspiration vient de Lui ; les défauts du livre sont de moi” ; Felix CHRIST, Henry Dunant. Leben und Glauben des Rotkeuzgründers, Imba, Freiburg, 1979, 64 p. ; Willy HEUDTLASS, J. Henry Dunant. Gründer des Roten Kreuzes. Urheber der Genfer Konventionen. Eine Biographie in Dokumenten und Bildern. Stuttgart, Verlag W. Kohlhammer, 1977 (2e éd.), 25 p. ; Max HUBER, La pensée et l’action de la Croix-Rouge, CICR, Genève, 1954, p. 18
47 Max Huber fut Membre de la Cour Permanente de Justice de 1922 à 1932, Président de 1925 à 1927.
48 Max HUBER, Le Bon Samaritain. Considérations sur l’Evangile et le travail de Croix-Rouge, La Baconnière, Neuchâtel, 1943, 196 p. (Traduit de l’original allemand Der Barmherzige Samariter. Betrachtungen über Evangelium und Rotkreuzarbeit, Zurich, Schulthess, 1943).
49 Max HUBER, La pensée et l’action de la Croix-Rouge, CICR, Genève,1954, p. 271
50 Albert SCHWEITZER, Grands penseurs de l’Inde, Payot, Paris, 2006, 2007 p. (Édition originale de 1936)
51 Michael WALZER, Guerres justes et injustes. Argumentation morale avec des exemples historiques. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Simone Chambon et Anne Wicke. Paris, Gallimard, 2006, p. 115.

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Il s’agit de redécouvrir certains aspects du droit humanitaire qui ont été oubliés ou mis à l’écart par une vision trop technicienne ou occidentale du droit. Dans un premier temps, redécouvrir le lien fondamental entre la religion et le droit humanitaire permettrait de rendre à ce dernier sa légitimité. Dans un second temps, s’appuyer sur les dimensions universelles du droit humanitaire (et notamment de la clause de Martens) rééquilibrerait les exigences de l’humanité – sa finalité – par rapport aux exigences de sécurité.

Le droit international humanitaire est en effet au point d’équilibre de deux exigences – l’humanité et la sécurité – qui ne s’opposent pas nécessairement. Comme l’écrit Jean Pictet dans le Commentaire du CICR de la Première Convention de 1949 :

« Le droit de Genève comporte une faiblesse inhérente à sa nature : il fait partie du droit de la guerre. Comme la guerre met en cause l’existence même des Etats, les règles juridiques, dans une guerre devenue totale, risquent d’être foulées aux pieds, sous prétexte que nécessité fait loi. […] Un élément tend à compenser la faiblesse dont nous avons parlé : le droit de Genève a trait à des intérêts supérieurs, puisqu’il s’agit de sauvegarder la vie et la dignité d’êtres humains.

Mais sa validité ne tient pas seulement à ce qu’il est l’expression d’un idéal moral transcendant à tout ordre juridique ; elle s’explique aussi par l’intérêt réciproque et bien compris des Etats. »52

I. Rendre au droit humanitaire sa légitimité

Au moment où se multiplient les violations du droit humanitaire et où certains de ses règles fondamentales sont contestées, il faut chercher à rendre au droit humanitaire son autorité en droit naturel, sa légitimité. La légitimité fait appel à des aspects extra-juridiques, au consensus, à la moralité ; la religion en constitue une part importante. Le terme de

« légitimité » évoque le fondement du pouvoir et l’obéissance qui lui est due, au-delà du droit positif.53 Pour le Dictionnaire de la langue française Robert,

« Légitime évoque l‘idée d’un droit fondé sur la justice et l’équité droit supérieur que le droit positif peut contredire. Dans ce cas, légitime, synonyme de « juste », s’oppose à légal. »54

En ce qui concerne le droit humanitaire, il ne suffit en effet pas de constater avec satisfaction la ratification universelle des quatre Conventions du 12 août 1949 et le développement et la multiplication de mécanismes de mise en œuvre sur le plan national et international. Il faut encore constater que les Conventions – et le CICR – ne seront parfois pas acceptés avant un examen critique de leurs dispositions – et de l’action du CICR – à la lumière des traditions religieuses dominantes dans le pays en conflit. Une synergie entre juristes et religieux pourrait aussi permettre de sortir de querelles sur la lettre du droit humanitaire (en particulier sur le statut du conflit, des territoires, des personnes) et d’en retrouver l’esprit, qui est de protéger, compte tenu des circonstances, la vie et la dignité humaine de tous.

52 Jean S. PICTET, Commentaire. La Convention pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne. Genève, CICR, 1952, pp. 10-11.
53 ENCYCLOPEDIE UNIVERSALIS. « Légitimité », en ligne : www.universalis.fr/encyclopedie/K103081/LEGITIMITE.htm

54 Paul ROBERT, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris, Le Robert, 1966, Tome Quatrième, p. 68

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A. Retrouver les racines universelles du droit humanitaire par les religions

Les dernières années du XXe siècle avaient été marquées par une suite de célébrations d’instruments du droit positif : cinquantièmes anniversaires de la Charte des Nations Unies (1995), de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1998), des Conventions de Genève de 1949… Le 11 septembre 2001 a amené plusieurs Gouvernements, à commencer par celui des Etats-Unis,55 à remettre en question les acquis humanitaires fondamentaux de plusieurs siècles de luttes, que les instruments du droit positif avaient consacrés dans le droit international des droits de l’homme (sur le plan universel et sur le plan régional) comme dans le droit international humanitaire : interdiction de la torture, traitement humain des prisonniers de guerre et des autres personnes détenues, garanties judiciaires, protection des personnes civiles et du personnel médical et humanitaire dans sa mission en faveur des victimes.

Cette position officieuse du National Intelligence Council américain est révélatrice d’un désarroi devant des formes de guerre qui ne sont pas nouvelles (les Américains y avaient eu recours durant leur Guerre d’Indépendance et avaient notamment soutenu les résistants afghans qui luttaient contre les Soviétiques)56 et des questions de statut, que l’Article 3 commun de 1949 devrait permettre d’écarter (l’application de ses dispositions ne doit pas avoir d’effet sur le statut des parties en conflit):57

The Rules of War: Entering “No Man’s Land”

With most armed conflict taking unconventional or irregular forms—such as humanitarian interventions and operations designed to root out terrorist home bases— rather than conventional state-to-state warfare, the principles covering resort to, and use of, military force will increasingly be called into question. Both the international law enshrining territorial sovereignty and the Geneva Conventions governing the conduct of war were developed before transnational security threats like those of the twenty-first century were envisioned. In the late 1990s, the outcry over former Serbian President Milosevic’s treatment of Kosovars spurred greater acceptance of the principle of international humanitarian interventions, providing support to those in the “just war” tradition who have argued since the founding of the UN and before that the international community has a “duty to intervene” in order to prevent human rights atrocities. This principle, however, continues to be vigorously contested by countries worried about harm to the principle of national sovereignty. The legal status and rights of prisoners taken during military operations and suspected of involvement in terrorism will be a subject of controversy—as with many captured during Operation ENDURING FREEDOM in Afghanistan. A debate over the degree to which religious leaders and others who are perceived as abetting or inciting violence should be considered international terrorists is also likely to come to the fore. The Iraq war has raised questions about what kind of status, if any, to accord to the increasing number of contractors used by the US military to provide security, man POW detention centers, and interrogate POWs or detainees. Protection for nongovernmental organizations (NGOs) in conflict situations is another issue that has become more complicated as some charitable work—such as Wahabi missionaries funding terrorist causes—has received criticism and enforcement action at the same time that Western and other NGOs have become “soft targets” in conflict situations. The role of the United States in trying to set norms is itself an issue and probably will complicate

55 Voir Stuart J. TAYLOR, “We Don’t Need to Be Scofflaws to Attack Terror. Disregarding the Geneva Conventions will undermine the ability of the United States to wage war”, The Atlantic Monthly, 2002- 02-05 (available online on 12 December 2007 at http://www.theatlantic.com/politics/nj/taylor2002-02- 05.htm ) et Michel VEUTHEY, “Disregarding the Geneva Conventions on the Protection of War Victims”, in Kevin M. CAHILL (Ed.), “Traditions, Values, and Humanitarian Action”, A joint publication of Fordham University Press and The Center for International Health and Cooperation, New York, 2003, pp. 276-304

56 Cf. Michel VEUTHEY, Guérilla et droit humanitaire, Genève, CICR, 1983, 432 p.

57 Le dernier alinéa de l’Article 3 commun aux quatre Conventions de Genève du 12 août 1949 se lit en effet ainsi : « L’application des dispositions qui précèdent n’aura pas d’effet sur le statut juridique des Parties au conflit »

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efforts by the global community to come to an agreement on a new set of rules. Containing and limiting the scale and savagery of conflicts will be aggravated by the absence of clear rules.58

A peine célébrées, les Conventions de Genève de 1949 ont ainsi été fondamentalement contestées…59 Et même si l’adoption – difficilement acquise – d’un Troisième Protocole additionnel en décembre 2005 est venue compléter ces Conventions par l’adjonction d’un emblème protecteur supplémentaire,60 la codification de nouveaux instruments ne semble pouvoir, dans la conjoncture internationale actuelle, n’être que très sectorielle au mieux, et, au pire, amènerait une régression de la protection, particulièrement des civils contre les attaques et des prisonniers soumis à interrogatoire. L’invocation de “conflits nouveaux”61 du XXIe siècle qui rendraient les Conventions de 1949 dépassées ne tient, pour l’essentiel, pas. Et l’utilisation de ces « conflits nouveaux » pour faire table rase des instruments existants du droit international humanitaire demande une réponse. Cette réponse peut d’abord venir du droit positif lui-même, comme la Cour Internationale de Justice (CIJ) et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) l’ont fait.

L’inventaire dressé par le CICR des normes à caractère coutumier62 de leurs principes essentiels et de certains articles, comme l’Article 3 commun de 1949 ou l’Article 75 du Protocole I de 1977 est important : ces deux articles prévoient en effet des garanties fondamentales applicables en temps de conflit armé international (pour l’Article 75) ou non (pour l’Article 3, également applicable en temps de conflit international) qui s’étendent à l’ensemble des victimes, nationales ou non. Ces garanties sont très proches de celles accordées par les dispositions indérogeables des instruments des Droits de l’Homme.

De son côté, la CIJ a reconnu l’Article 3 comme de droit coutumier dans l’Arrêt Nicaragua.63 Plus généralement, les règles fondamentales des Conventions de Genève ont été reconnues

58 National Intelligence Council, op.cit., p. 103. A mettre en parallèle avec cette disposition de la Constitution américaine, citée par Leo STRAUSS, Droit naturel et histoire. Traduit de l’anglais par Monique Nathan et Eric de Dampierre. Paris, Flammarion, 1986, p. 13) : « Nous tenons pour évidentes en elles-mêmes ces vérités que tous les hommes naissent égaux, qu’ils ont été investis par leur Créateur de certains Droits inaliénables parmi lesquels les droits à la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur. »

59 Cette contestation évoque de bien fâcheux précédents historiques : tant le Troisième Reich que l’Union soviétique avaient en effet refusé l’application de la Seconde Convention de 1929 aux prisonniers de guerre qu’ils capturaient dans leur affrontement réciproque ; les conséquences humaines et politiques de ce déni d’humanité ont été largement ignorées face à la tragédie des civils dans les camps de concentration et dans les territoires occupés

60 Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à l’adoption d’un signe distinctif additionnel (Protocole III), du 8 décembre 2005
61 Conflits “nouveaux” par leur perception davantage que par leur nature: voir Irène HERRMANN et Daniel PALMIERI, “Les nouveaux conflits: une modernité archaïque?”, International Review of the Red Cross, Vol. 85, No 849 (Mars 2003), pp. 23-44. Voir aussi Renée de NEVERS, “The Geneva Conventions and New Wars”, Political Science Quarterly, Vol. 121, Nr. 3 (2006) p. 369-379.
62 Les règles fondamentales des Conventions de Genève de 1949, aujourd’hui universellement ratifiées, et de leurs Protocoles additionnels constituent pour l’essentiel du droit coutumier. Le CICR en a fait récemment un inventaire important, même s’il est parfois contesté. Voir Jean-Marie HENCKAERTS et Louise DOSWALD-BECK, avec des contributions de Carolin ALVERMANN, Knut DOERMANN et Baptiste ROLLE, Droit international humanitaire coutumier. Volume I: Règles. Traduit de l’anglais par Dominique Leveillé, Bruylant, Bruxelles, 2006, 878 p.
63 The Prosecutor v. Tadic, ICTY, Trial Chamber, 10 Aug. 1995, noting especially the same recognition by the ICJ in Nicaragua v. United States, 1986, ICJ 4, at paras. 218, 255, 814, 823, 829-31

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par la CIJ, dans l’Avis consultatif sur les armes nucléaires (1996) comme aussi dans l’Avis consultatif sur le Mur israélien (2005), comme des règles coutumières:

« 157. En ce qui concerne le droit international humanitaire, la Cour rappellera que, dans son avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, elle a indiqué qu’un grand nombre de règles du droit humanitaire applicable dans les conflits armés sont si fondamentales pour le respect de la personne humaine et pour des considérations élémentaires d’humanité…, qu’elles s’imposent … à tous les Etats, qu’ils aient ou non ratifié les instruments conventionnels qui les expriment, parce qu’elles constituent des principes intransgressibles du droit international coutumier (C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 257, par. 79). De l’avis de la Cour, les règles en question incorporent des obligations revêtant par essence un caractère erga omnes. » 64

La réaffirmation de l’importance, en droit positif, des règles fondamentales du droit humanitaire par la CIJ et par le CICR (s’appuyant sur une longue et large consultation d’experts) ne suffit plus : il y a aujourd’hui nécessité de ré-ancrer les règles et principes du droit international humanitaire dans les différentes traditions religieuses et culturelles pour en assurer la compréhension universelle, l’application et la mise en œuvre en s’appuyant sur la « conscience publique ».

Le lien entre religions et droit international humanitaire n’est en effet pas seulement historique.65 Lors du 50e anniversaire des Conventions de Genève de 1949, le CICR avait mené une étude sur les motivations qui pouvaient amener combattants et populations civiles à respecter le droit humanitaire. 66 Un facteur relevé par les enquêteurs – déjà évoqué notamment par le Professeur Roger Fisher67 près de vingt ans auparavant dans son étude sur le droit international en général – avait été celui des convictions religieuses :

« For the great majority of people in these countries, war must have limits. It is an unconditional principle, rooted in norms with diverse origins. International law and conventions are mentioned often, but for the most part, people root their norms in a notion of human dignity or in religion, traditions or a personal code.

· A majority of the respondents across all the settings say that human dignity lies at the centre of their beliefs that certain actions are wrong. Focus group participants and in-depth interviewees frequently spoke of the need to retain “humanness” in settings where state structures and law are faltering and barbaric behaviour are becoming commonplace.

· A very large bloc of people – 37 per cent – say that certain actions are wrong because they contradict their religious beliefs. This is particularly true in areas where Islam is a strong presence: Afghanistan (78 per cent), among Muslims in Lebanon (71 per cent) and among Palestinians (80 per cent).

64 Conséquences juridiques de l’édification d’un mur en territoire palestinien occupé, CIJ, avis consultatif, 9 juillet 2004, disponible en ligne: http://www.icj-cij.org/docket/files/131/1670.pdf
65 Voir Carolyn EVANS, “The Double-Edged Sword: Religious Influences on International Humanitarian Law”, Melbourne Journal of International Law, 2005. Disponible en ligne: http://www.austlii.edu.au/au/journals/MelbJIL/2005/1.html

66 International Committee of the Red Cross, People on War. ICRC worldwide consultation on the rules of war. Country Report. Parallel Research Program, ICRC, Geneva, 1999, 125 p. ad p. 5. Voir le résumé en anglais disponible en ligne: http://www.icrc.org/Web/Eng/siteeng0.nsf/htmlall/p0758/$File/ICRC_002_0758.PDF!Open

67 Roger FISHER, Improving Compliance with International Law, University of Virginia Press, Charlottesville, 1981, 370 p. ad p. 143 (cité par William BRADFORD, “In the Minds of Men: A Theory of Compliance with the Laws of War”, Bepress Legal Series, Year 2004, Berkeley, CA, Paper 290, 121 p. ad p. 17 n. 139. Disponible en ligne: http://law.bepress.com/expresso/eps/290/

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· Many people in these settings draw on a “personal code”, mentioned by 31 per cent of all respondents. This is particularly important for Israelis (73 per cent), for white South Africans (50 per cent) and Somalis (53 per cent).”68

et, plus loin:

· The one area in which people everywhere are clear on the limits in war is the destruction of religious, cultural and historical sites to weaken the enemy. More than 80 per cent of the people who have lived through conflict reject combatants targeting such sites.69

Trois juristes internationaux ont successivement plaidé pour l’inclusion du facteur religieux dans le droit international : un Américain de confession israélite, Richard Falk, en 2001, un Tunisien musulman, Yadh Ben Achour, et un Sri Lankais chrétien. Le Juge Christopher Weeramantry, du Sri Lanka, a publié en 2004 un ouvrage qui pourrait être une importante contribution au débat juridique de l’après 11 septembre.70 Il propose une approche interdisciplinaire pour universaliser le droit international par un dialogue avec les religions. C’est aussi l’approche du Professeur Yadh Ben Achour, juriste international tunisien, dans son étude sur le rôle des civilisations dans le système international.71

En 2004, le CICR a publié une étude sur Les origines du comportement en temps de guerre: comprendre et prévenir les violations du droit international humanitaire. Le constat au coeur de cette étude montre très clairement une bipolarité entre une approche religieuse et une conception profane qu’on serait tenté de qualifier d’opposition entre Orient et Occident :

“Les références morales invoquées par les personnes interrogées pour expliquer leur adhésion aux normes du DIH sont ancrées culturellement. Ces références morales s’organisent principalement dans une distinction entre les communautés qui se réclament de principes religieux et celles qui se réfèrent davantage à des traditions séculières.”72

Devant les limites mises par les Etats et par les acteurs non-étatiques à l’application et à la mise en oeuvre du droit international humanitaire positif dans les conflits contemporains,73 on est tenté mutatis mutandis de citer Max Huber, qui déclarait le 15 mai 1952 sur “Le droit des gens et la personne humaine”:

“Le positivisme, issu des sciences de la nature, a, depuis le milieu du XIXe siècle, éliminé de plus en plus de la jurisprudence et du droit des gens l’idée de droit naturel, jusqu’à ce que dans les dernières décennies, la dégénérescence du droit positif que l’on a constatée dans les Etats totalitaires ait poussé l’esprit public à aspirer

68 Ibid. p. x 69 Ibid. p. xii

70 Christopher WEERAMANTRY, Universalising International Law. Leiden, Nijhoff, 2004, 538 p.
71 Yadh BEN ACHOUR, Le rôle des civilisations dans le système international : Droit et relations internationales. Bruxelles, Emile Bruylant, 2003, 324 p.
72 Daniel MUNOZ-ROJAS et Jean-Jacques FRESARD, Origines du comportement dans la guerre. Comprendre et prévenir les violations du droit international humanitaire, CICR, Genève, 2004, 16 p., p. 5

73 Voir notamment Le Rapport de la CIA.. Comment sera le monde en 2020. Présenté par Alexandre Adler, Laffont, Paris, 2005, 268 p. ad pp. 234-235-236 (“Les lois de la guerre: l’entrée dans le no man’s land”). L’original anglais de ce rapport (NATIONAL INTELLIGENCE COUNCIL, Mapping the Global Future. Report of the National Intelligence Council’s 2020 Project. Based on consultations with nongovernmental experts around the world. Philadelphia, PA, USGPO, 2004, 123 p. est disponible en ligne : http://www.foia.cia.gov/2020/2020.pdf . Voir p. 103 “The Rules of War: Entering “No Man’s Land”

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de nouveau à un système de valeurs morales et rationnelles dont l’humanité a besoin, et qui dépasserait le droit public, allant au delà, le critiquant et s’opposant même à lui.”74

B. Retrouver l’esprit universel du droit humanitaire par une synergie

Comme le conclut Theodor Meron dans son article sur l’humanisation du droit humanitaire, les normes humanitaires doivent être ancrées dans la conscience publique, partout. L’éducation et la formation en droit humanitaire doivent aussi s’étendre à des valeurs autres que juridiques. L’opinion publique, qui depuis Henry Dunant et Solférino depuis la Première Convention de Genève de 1864 jusqu’à la Convention d’Ottawa en 1997 interdisant les mines terrestres antipersonnel et, l’année suivante, en juillet 1998, l’adoption à Rome du Statut de la Cour Pénale Internationale, a joué un rôle si important dans l’élaboration et la mise en oeuvre du droit humanitaire, doit continuer à être guidée par une culture de valeurs.75 Ces valeurs ne peuvent être uniquement celles de chaînes télévisées internationales76 ni même d’ONG occidentales, individuellement ou en coalition.77 Ces valeurs seront plus universelles et durables, compréhensibles et acceptées dans de nombreux pays en conflit si elles sont ancrées dans des traditions religieuses acceptées localement.

Dans une révision de la littérature sur les comportements en temps de guerre,78 l’auteur d’une étude publiée par le CICR fait ressortir le danger de voir la religion utilisée comme motif d’exclusion voire de massacre,79 et cite Jürgen Habermas dans L’intégration républicaine:

“C’est précisément la juridicisation de l’état de nature existant entre les Etats qui sert de garantie contre une réduction du droit à la morale et assure à l’accusé, y compris dans le cas de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité qui nous intéressent aujourd’hui, une protection juridique pleine et entière, et donc la protection contre une discrimination morale au premier degré.”80

Une approche ne devrait pas exclure l’autre. Certains – pas seulement en Occident – seront sensibles à l’approche juridique, d’autres – pas uniquement Musulmans – à des références

74 Max HUBER, op. cit., p. 278
75 Voir ainsi Theodor MERON, “The Humanization of Humanitarian Law”, American Journal of International Law, 94 Am. J. Int’L L. 239 2000 pp. 239-278, et plus particulièrement ses considérations finales:
“In the long run, humanitarian norms must become a part of public consciousness everywhere. Education, training, persuasion, and emphasis on values that lie outside the law, such as ethics, honor, mercy, and shame, must be vigorously pursued. This job cannot be left to the law alone. Public opinion and the social consensus that have proved so effective in the development of the law should be geared to transforming practice as well. For that, the creation of a culture of values is indispensable.”
76 Michael IGNATIEFF, The Warrior’s Honour. Ethnic War and the Modern Conscience, Viking, Toronto, 1998, 207 p., spécialement les pp. 9-33 (“Is Nothing Sacred? The Ethics of Television”)
77 Voir ainsi pour le remarquable succès de l’interdiction des mines terrestres antipersonnel: Kenneth ANDERSON, The “Ottawa Convention Banning Landmines, the Role of International Non- Governmental Organizations and the Idea of International Civil Society”, EJIL, Vol. 11, No. 1 (2000), pp. 91-120. Disponible en ligne: http://www.ejil.org/journal/Vol11/No1/110091.pdf ou encore la Coalition pour la Cour Pénale Internationale, réseau de plus de 2500 ONG : http://www.iccnow.org/?lang=fr
78 Jean-Jacques FRESARD, Les origines du comportement en temps de guerre : révision de la littérature, CICR, Genève, 2004, 120 p.
79 Ibid. , p. 22 (“Chapitre 2: Les limites de la guerre”)
80 Ibid. p. 114 (“Conclusions provisoires”)

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morales et religieuses.81 Une complémentarité de ces deux approches permettrait une synergie. Elle permettrait aussi d’éviter un rejet global des acquis du droit international humanitaire positif dans ce qui a été qualifié d’une “Révolution religieuse ». Cette résurgence du religieux prend en effet parfois la forme – et la force – d’un mouvement révolutionnaire :

“En évoquant l’idée de révolution, nous éveillons toute une cascade d’idées. Nous pensons à la Révolution française, à l’âge des Lumières qui la prépara, aux Encyclopédistes, à la Déclaration des Droits de l’Homme; puis, en termes hégéliens, à Napoléon Bonaparte, l’Esprit du monde assis sur un cheval blanc, à la nécessité historique que rien n’épargne et que nul ne peut arrêter; enfin, avec Marx, à la lutte des classes et au destin eschatologique du prolétariat.” 82

Cette force révolutionnaire religieuse comporte, comme ses précédents historiques, des risques de violence et d’intolérance.83 Sa dynamique de mobilisation et de contestation radicale peut aussi être l’occasion d’une redécouverte de la dimension spirituelle de la personne humaine, du respect de la vie et de la dignité humaine.

Comme le relevait le CICR dans son étude en 1999, les dirigeants religieux peuvent exercer une influence sur le comportement des parties en conflit :

· According to the respondents in the countries surveyed, the organizations that played the biggest role in protecting civilians from harm and in providing relief during the conflicts were the ICRC or Red Cross or Red Crescent (42 per cent), followed by the UN (32 per cent), international humanitarian organizations or NGOs (25 per cent) and religious leaders (18 per cent).

· The UN and international humanitarian organizations in general play very important roles in helping civilians in conflicts that feature large numbers of displaced persons and refugees. The UN is seen to have played the largest role in Afghanistan, Bosnia-Herzegovina, Cambodia and with the Palestinians.

· Religious leaders are cited as having played among the biggest roles in Somalia, by the Palestinians and in South Africa. 84

La Suisse, Etat dépositaire des Conventions de 1949 et de leurs Protocoles additionnels, avait aussi, pendant le conflit yougoslave, réuni des responsables religieux catholiques, orthodoxes et musulmans pour tenter de faire respecter le droit humanitaire.

Le Pape Jean-Paul II, s’adressant le 13 janvier 1997 au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, relevait la connotation morale du droit et les valeurs qui en constituent le fondement, caractéristiques particulièrement évidentes pour le droit international humanitaire :

“Le droit comporte donc une forte connotation morale. Et le droit international lui-même est fondé sur des valeurs. La dignité de la personne, ou la garantie des droits des nations, par exemple, sont des principes moraux avant d’être des normes juridiques. Et cela explique que ce sont des philosophes et des théologiens qui, entre le

81 Voir Marion HARROFF-TAVEL, “La diversité culturelle et ses défis pour l’acteur humanitaire”, Culture et Conflits., No 60 (2005), pp. 63-102. Disponible en ligne: http://www.conflits.org/document1919.html
82 Daryush SHAYEGAN, Qu’est-ce qu’une révolution religieuse ?, Les Presses d’Aujourd’hui, Paris, 1982, 259 p. ad p. 201. Plus loin, pp. 231 ss., l’auteur évoque le “danger du déchaînement des foules”.

83 Richard FALK, Religion and Humane Global Governance, Palgrave, New York, 2001, 191 p. ad p. x.
84 International Committee of the Red Cross, People on War. ICRC worldwide consultation on the rules of war. Country Report. Parallel Research Program, CICR, Genève, 1999, p. 14

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XVe et le XVIIe siècles, furent les premiers théoriciens de la société internationale et les précurseurs d’une reconnaissance explicite du droit des gens. En outre, on ne peut que constater que le droit international n’est plus seulement un droit inter-étatique, mais qu’il tend de plus en plus à rejoindre les individus, par les définitions internationales des droits de l’homme, du droit médical international ou du droit humanitaire, pour ne citer que quelques exemples.” […] « Le droit international a été pendant longtemps un droit de la guerre et de la paix. Je crois qu’il est de plus en plus appelé à devenir exclusivement un droit de la paix conçue en fonction de la justice et de la solidarité. Et, dans ce contexte, la morale doit féconder le droit; elle peut même exercer une fonction d’anticipation sur le droit, dans la mesure où elle lui indique la direction de ce qui est juste et bien ».85

Les appels de responsables religieux au respect du droit international humanitaire et des valeurs qui lui servent de fondements, ne manquent pas. Citons ainsi l’Appel spirituel de Genève, en date du 24 octobre 1999, à l’occasion de la Journée des Nations Unies, lancé par des représentants de plusieurs religions:86

“Parce que nos religions ou nos convictions personnelles ont en commun le respect de la dignité de la personne humaine.

Parce que nos religions ou nos convictions personnelles ont en commun le refus de la haine et de la violence. Parce que nos religions ou nos convictions personnelles ont en commun l’espoir d’un monde meilleur et juste.

Nous, représentants de communautés religieuses et représentants de la société civile, demandons aux décideurs planétaires, quel que soit leur champ d’activité, de respecter de manière absolue les trois préceptes suivants :

Ne pas invoquer une force religieuse ou spirituelle pour justifier la violence, quelle qu’elle soit.
Ne pas se référer à une force religieuse ou spirituelle pour justifier toute discrimination et exclusion.

Ne pas user de sa force, de sa capacité intellectuelle ou spirituelle, de sa richesse ou de son statut social, pour exploiter ou dominer l’autre.

Notre Appel, qui s’inscrit dans la tradition d’accueil, d’asile et de compassion de Genève, est ouvert à toute personne dont les convictions s’accordent avec les présentes demandes.”

Plus spécifiquement, Jean-Paul II dans son Message pour la célébration de la Journée mondiale de la Paix, le 1er janvier 2004 (“Un engagement toujours actuel: éduquer à la paix”), s’adressant aux Chefs d’Etat, aux juristes, aux éducateurs, et aux “hommes et aux femmes qui êtes tentés de recourir aux moyens inacceptables du terrorisme”, demandait l’éducation à la légalité et l’observance du droit:

5. Dans ce devoir d’éducation à la paix, s’inscrit avec une particulière urgence la nécessité de conduire les individus et les peuples à respecter l’ordre international et à observer les engagements pris par les Autorités qui les représentent légitimement. La paix et le droit international sont intimement liés entre eux: le droit favorise la paix.

Depuis le début de la civilisation, les regroupements humains, qui se constituaient peu à peu, eurent soin d’établir des ententes et des pactes afin d’éviter l’usage arbitraire de la force et d’ouvrir la voie à une solution pacifique des controverses surgissant au fil du temps. À côté des ordonnancements juridiques propres aux différents peuples, se constitua ainsi progressivement un autre ensemble de normes, qui fut qualifié du nom de jus gentium (droit des peuples). Avec le temps, ce dernier s’est précisé et affiné à la lumière des évolutions historiques des divers peuples.

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La Documentation catholique 94 (1997), p. 156. Disponible en ligne: http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/speeches/1997/documents/hf_jp- ii_spe_13011997_diplomatic-corps_fr.html
86 Textes anglais et français disponibles en ligne: http://160.53.186.12/appelgeneve/

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Ce processus a subi une forte accélération avec la naissance des États modernes. À partir du XVIe siècle, juristes, philosophes et théologiens s’engagèrent dans l’élaboration de différents chapitres du droit international, l’enracinant dans des postulats fondamentaux du droit naturel. Au cours de cette évolution, ont pris forme, d’une manière de plus en plus forte et avec un développement croissant, des principes universels, qui sont antérieurs et supérieurs au droit interne des États et qui tiennent compte de l’unité et de la vocation commune de la famille humaine.

Entre tous, le principe assurément central est le suivant: pacta sunt servanda, à savoir les accords librement souscrits doivent être honorés. C’est là le point fondamental et le présupposé incontournable de tout rapport entre des parties contractantes responsables. Sa violation ne peut qu’engendrer une situation d’illégalité d’où s’ensuivraient des désaccords et des oppositions qui ne manqueraient pas d’avoir des répercussions négatives durables. Il est donc opportun de rappeler cette règle fondamentale, surtout dans les moments où l’on perçoit la tentation de recourir au droit de la force plutôt qu’à la force du droit.

Un de ces moments fut certainement le drame dont l’humanité fit l’expérience durant la seconde guerre mondiale: un abîme de violence, de destruction et de mort comme on n’en avait jamais connu jusqu’alors.”

Sur le terrorisme, le Pape appelait toutes les parties à respecter les garanties fondamentales:

“8. Le droit international a aujourd’hui du mal à offrir des solutions aux situations conflictuelles découlant des transformations de la physionomie du monde contemporain. En effet, ces situations conflictuelles ont souvent parmi leurs protagonistes des acteurs qui ne sont pas des États, mais des groupements issus de la désagrégation des États, ou liés à des revendications indépendantistes ou associés à des organisations criminelles structurées. L’ordre juridique, constitué de normes élaborées tout au long des siècles pour réguler les rapports entre États souverains, a du mal à faire face à des conflits dans lesquels agissent également des organisations qui ne peuvent être identifiées aux caractéristiques traditionnelles du concept d’État. Ceci vaut, en particulier, dans le cas de groupes terroristes.

La plaie du terrorisme est devenue ces dernières années plus virulente et elle a produit d’atroces massacres, qui ont rendu le chemin du dialogue et de la négociation toujours plus hérissé d’obstacles, en exacerbant les esprits et en aggravant les problèmes, en particulier au Moyen-Orient.

Toutefois, pour être victorieuse, la lutte contre le terrorisme ne peut se limiter seulement à des opérations répressives et punitives. Il est essentiel que le recours à la force, s’il est nécessaire, soit accompagné d’une analyse courageuse et lucide des motivations sous-jacentes aux attaques terroristes. En même temps, la lutte contre le terrorisme doit aussi être menée sur le plan politique et pédagogique: d’un côté, en supprimant les causes qui sont à l’origine de situations d’injustice qui incitent souvent aux actes les plus désespérés et les plus sanguinaires; de l’autre, en insistant sur une éducation inspirée du respect de la vie humaine en toute circonstance: l’unité du genre humain est, en effet, une réalité plus forte que les divisions contingentes qui séparent les hommes et les peuples.

Dans la nécessaire lutte contre le terrorisme, le droit international est désormais appelé à élaborer des instruments juridiques dotés d’efficaces mécanismes de prévention, de surveillance et de répression de la criminalité. Dans tous les cas, les gouvernements démocratiques savent bien que l’usage de la force contre les terroristes ne peut justifier le renoncement aux principes d’un État de droit. Des choix politiques qui rechercheraient le succès sans tenir compte des droits fondamentaux de l’homme seraient inacceptables, car la fin ne justifie jamais les moyens.”87

Ces appels spirituels, de Rome ou de Genève, sont importants. Et une contribution du terrain, des traditions religieuses locales, pourrait apporter des idées nouvelles, ou, mieux encore, rappeler les fondements pour renouveler les systèmes juridiques et les institutions multilatérales défendant la vie et la dignité humaines.

87 Message de Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II pour la célébration de la Journée mondiale de la Paix, 1er janvier 2004. Disponible en ligne : http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/messages/peace/documents/hf_jp- ii_mes_20031216_xxxvii-world-day-for-peace_fr.html

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Par ailleurs, la conscience publique – même animée par des responsables spirituels – ne peut être une Ligne Maginot limitée au droit international humanitaire. Elle doit s’étendre à d’autres instruments juridiques protégeant la vie et la dignité humaine : droits de l’homme, droit des réfugiés, droits des migrants, protection de l’environnement, etc. Elle doit aussi inclure d’autres acteurs que des dirigeants religieux, et, si cela est possible sans perdre son indépendance, collaborer avec des Etats et des acteurs non-étatiques, sur le plan national, régional et international.

Un exemple de cette collaboration au niveau local permettant de renforcer les règles fondamentales du droit international humanitaire tout en les dépassant sont les Commissions Vérité et Réconciliation,88 dont la plus connue, la “Truth and Reconciliation Commission” (TRC) sud-africaine a été inspirée, animée et menée à terme par deux ecclésiastiques chrétiens, dont l’Archevêque anglican Desmond Tutu. La TRC a été fondée à la fois sur une conviction communautaire africaine, “ubuntu”, très proche du Principe d’humanité du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, et sur la structure du sacrement de réconciliation (aveu, repentir, disponibilité à réparer, absolution/amnistie). En Amérique latine, les Eglises chrétiennes locales ont souvent joué un rôle prépondérant dans l’établissement et le fonctionnement de Commissions analogues, parfois en coopération avec le Gouvernement et avec les Nations Unies, souvent indépendamment.89 Cette approche est novatrice et permet, quand elle fonctionne pleinement, d’éviter l’utopie d’une justice pénale parfaite, qu’elle soit nationale ou internationale, et le déni de justice qu’ont constitué tant d’amnisties au terme de conflits internes ou internationaux. Elle complète la poursuite pénale nationale ou internationale au terme d’un conflit.90 Elle s’inscrit dans le cadre de l’établissement de la vérité historique, d’une justice réparatrice ou restaurative,91 d’une reconstruction non seulement d’infrastructures mais bien plus de communautés et d’individus, voire d’une nation, comme ce fut le cas en Afrique du Sud, parfois par la confrontation des bourreaux avec leurs victimes pour rétablir ce que le premier Président démocratiquement élu de l’Argentine après la dictature militaire, Raul Alfonsin, appelait “la conscience morale collective”.92 Elle peut aussi faire appel à des procédures coutumières locales, comme le rituel islamique de réconciliation de la “sulha” (où dirigeants spirituels et femmes jouent un rôle déterminant pour confronter accusés et victimes) ou la “gacaca” au Rwanda, à un moment intégrée dans le système judiciaire national pour sortir de l’impasse tant des juridictions

88 Voir Priscilla B. HAYNER, Unspeakable Truths: Facing the Challenge of Truth Commissions, Routledge, New York, 2002, 344 p.
89 Ainsi au Guatemala, en 1998 avec la Commission des Eglises REMHI (“Guatamela: Nunca Más”), 128 dont un des promoteurs, Mgr. Juan J. GERARDI CONEDRA, fut assassiné deux jours après la publication du rapport. Un an plus tard, en 1999, était publié le rapport officiel (“Memoria del Silencio”) de la Commission guatémaltèque pour la clarification historique (Comision para el Esclarecimiento Histórico” – CEH) établie dans le cadre de l’accord de paix entre le Gouvernement et l’URNG, sous la direction du Professeur allemand Christian TOMUSCHAT. Le rapport ( “Informe del Proyecto Interdiocesano de Recuperación de la Memoria Histórica – Guatemala: Nunca Más” ) est disponible en ligne:

http://www.odhag.org.gt/INFREMHI/Default.htm comme aussi celui de la CEH: http://shr.aaas.org/guatemala/ceh/report/spanish/toc.html
90 Laura OLSON, “Mechanisms complementing prosecution”, Revue internationale de la Croix-Rouge, No 845, pp. 173-189 (Mars 2002)
91 Voir Lode WALGRAVE, “La justice restaurative: à la recherche d’une théorie et d’un programme”, Criminologie, Montréal, Vol. 32 No. 1 (1999), pp. 7-29. Article disponible en ligne: http://www.restorativejustice.org/articlesdb/articles/4713
92 Raúl ALFONSIN, “Crímines y castigos de la historia”: “A fin de cuentas, el castigo es un instrumento – no el único ni el más importante – para devolver a las sociedades devastadas por la dictadura una conciencia moral colectiva.” http://www.project-syndicate.org/commentary/alf1/Spanish

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nationales que du Tribunal d’Arusha face au nombre de “génocidaires”… Comme la problématique de la “gacaca” le montre, il y a une complémentarité entre mécanismes traditionnels et droit positif occidental: le système judiciaire national et international, dépassé par le nombre des “génocidaires”, fera appel aux mécanismes traditionnels; à leur tour, ces mécanismes traditionnels pourront bénéficier d’un contrôle du système judiciaire “à l’occidentale” pour assurer certaines garanties judiciaires. Ces approches d’inspiration religieuse peuvent difficilement être imposées de l’extérieur, doivent faire l’objet d’un large consensus local, que des responsables spirituels seront souvent les seuls à pouvoir constituer.

Malgré le développement, qu’il convient de saluer, des mécanismes du droit international pénal, culminant avec l’adoption du Statut de Rome en juillet 1998, malgré la jurisprudence, internationale et nationale, établie depuis plus de soixante ans, le droit international contemporain doit être complété par des approches d’inspiration religieuse de pardon et de réintégration, de confrontation et de réconciliation entre bourreaux et victimes, de reconstitution de communautés, au niveau local, national, régional et international.93

L’enjeu est tel qu’une seule approche ne saurait suffire, face aux défis posés par les conflits inter-ethniques ou les armes de destruction massive. Comme l’écrivent Robert J. Lifton et Eric Markusen dans la conclusion de leur ouvrage sur la mentalité génocidaire, nous devons poursuivre la réflexion sur le plan politique, éthique, psychologique – et j’ajouterais, spirituel – pour entretenir et perpétuer notre humanité :

“No one can claim knowledge of a single, correct path. Rather, there must be endless combinations of reflection and action and, above all, the kind of larger collective adaptation we have been discussing. At the same time, we must remain aware of persisting genocidal arrangements and expressioms of genocidal mentality. We cannot afford to “stop thinking”. Nor can we wait for a new Gandhi or Saint Joan to deliver us. Rather, each of us must join in a vast project – political, ethical, psychological – on behalf of perpetuating and nurturing our humanity. We are then “people getting up from their knees” to resist nuclear oppression. We clear away the “thick glass” that has blurred our moral and political vision. We must become the healers, not killers, of our species.”94

Comme l’exprime Charles Taylor, Professeur de philosophie à l’Université McGill, en se fondant sur la théorie du « overlapping consensus » (« consensus par recoupement »)95 de John Rawls, dans la conclusion d’un article sur l’universalité des droits de l’homme, nous ne pourrons pas faire l’économie d’un dialogue avec les diverses traditions spirituelles :

93 Voir le compte-rendu de la Table Ronde de septembre 2006 organisée à San Remo par l’Institut international de droit humanitaire sur “Justice et Réconciliation. Une approche intégrée”: Gian Luca BERUTO (Ed.) Justice and Reconciliation. An Integrated Approach. Current Problems of International Humanitarian Law. Sanremo, 7-9 September 2006. Proceedings. San Remo, 2007, 2008. Disponible en ligne sur le site de l’Institut: www.iihl.org

94 Robert Jay LIFTON et Eric MARKUSEN, The Genocidal Mentality. Nazi Holocaust and Nuclear Threat, Basic Books, New York, 1990, 346 p. ad p. 279.

95 John RAWLS, “ L’idée d’un consensus par recoupement ”, traduit en français par Alexis Tchoudnowsky, Revue de Métaphysique et de Morale, janvier-mars 1988, 93 (1), p. 3-32. L’article original est paru sous le titre:
« The Idea of an Overlapping Consensus », Oxford Journal for Legal Studies (Spring 1987), 7 (1), p. 1-25.

“Un consensus par recoupement existe dans une société quand la conception politique de la justice qui gouverne ses institutions de base est acceptée par chacune des doctrines compréhensives, morales, philosophiques et religieuses qui durent dans cette société à travers les générations.”

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“World convergence will not come through a loss or denial of traditions all around, but rather by creative re- immersion of different groups each in their own spiritual heritage, traveling different routes to the same goal.” 96

II. Rendre le droit humanitaire à l’humanité

A. Retrouver la raison d’humanité face à la raison d’Etat

Ce « supplément d’esprit » qu’un dialogue entre religieux et juristes pourrait amener devrait d’abord rappeler précisément l’esprit de ces instruments du droit humanitaire. Le droit humanitaire, ou sa dénomination ancienne de « droit de la guerre » est en effet le résultat d’un équilibre entre deux dynamiques : les « exigences de l’humanité » et les « nécessités militaires ».97 Le droit international humanitaire contemporain, de la Première Convention de Genève de 1864 au Statut de la Cour Pénale Internationale en 1998, est le fruit de prises de conscience collective de la nécessité de mettre des limites à la violence en temps de conflit armé : une série d’événements historiques dramatiques ont vigoureusement interpelé la conscience publique internationale et ont amené les Gouvernements à codifier en tenant compte de ces deux dynamiques, pas toujours contradictoires : la bataille de Solférino en 1859 – médiatisée par Henry Dunant dans son Souvenir de Solférino – a amené l’adoption de la Première Convention de 1864, la bataille navale de Tsoushima, en 1905, où une flotte japonaise a vaincu la flotte du Tsar, a mis en évidence le sort des naufragés, la Première puis la Seconde Guerre mondiale, ont été à l’origine de l’introduction, dans le droit de Genève, de la protection des prisonniers de guerre (Seconde Convention de 1929 et Troisième de 1949) et des personnes civiles (Quatrième Convention de 1949), les conflits en ex-Yougoslavie, le génocide au Rwanda… pour les Tribunaux pénaux internationaux sur l’ex-Yougoslavie et sur le Rwanda et pour la Cour Pénale Internationale… Ces catastrophes humanitaires ont amené les Gouvernements, sous pression de la conscience publique, à codifier en faveur de l’humanité, du milieu du XIXe siècle à la fin du XXe. Depuis le 11 septembre 2001, malgré quelques notables exceptions, l’accent est trop souvent mis exclusivement sur la sécurité, en invoquant la menace terroriste pour dénier toute applicabilité du droit international humanitaire voire droits de l’homme indérogeables, particulièrement aux prisonniers et même aux populations civiles.

Comment retrouver ces exigences de l’humanité ? Comment défendre ces « considérations élémentaires d’humanité » au cœur du droit humanitaire contemporain ?98 Comment montrer que ces instruments du droit international humanitaire, dont les plus connus, les quatre Conventions de Genève de 1949, sont aujourd’hui universellement ratifiées, gardent leur

96 Charles TAYLOR, “Conditions of an Unforced Consensus on Human Rights”, in Joanne BAUER and Daniel BELL (Eds.) , The East Asian Challenge for Human Rights, Cambridge University Press, Cambridge, 1999, pp. 124-144, cité par Rama MANI, Beyond Retribution. Seeking Justice in the Shadows of War, Polity, Cambridge, 2002, p. 186. Voir à ce sujet les sites suivants:

http://www.hurights.or.jp/asia-pacific/no_07/12unforced.htm (“Unforced Consensus and Dialogue: Modes of Human Rights Understanding ») et http://www.iilj.org/courses/documents/CharlesTaylor.pdf
http://www.usm.maine.edu/~bcj/issues/three/taylor.html (Manuscript by Charles TAYLOR)
97 Georges ABI-SAAB, « The specificities of humanitarian law » in Christophe SWINARSKI (Ed.) Etudes et essais sur le droit international humanitaire et sur les principes de la Croix-Rouge en l’honneur de Jean Pictet. Genève, CICR, 1984, p. 265

98 Voir Robert KOLB, Interprétation et création du droit international. Esquisse d’une herméneutique juridique moderne pour le droit international public. Bruxelles, Bruylant, 2006, pp. 887 ss. (“Les éléments extra-positifs d’interprétation”) et particulièrement les pp. 894-896 (“Les considérations élémentaires d’humanité”).

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valeur même dans les conflits du XXIe siècle ? Ces approches complémentaires, d’ordre politique, économique, psychologique, médical et spirituel, pourront s’ancrer dans des initiatives individuelles de personnalités politiques ou religieuses, dans des traditions coutumières locales (en particulier africaines), comme aussi sur des convictions religieuses universelles, notamment chrétiennes. Les juristes internationaux pourraient certainement tirer parti d’approches multidisciplinaires, et l’Occident bénéficier d’un dialogue inter-culturel, dans une écoute mutuelle pour tirer les leçons de justices humaines inévitablement imparfaites, d’amnisties qui ne sont souvent synonymes d’oubli et non pas de solutions. L’origine et, comme l’écrit Henri Meyrowitz, le fondement du droit humanitaire est dans la survie de communautés humaines et de l’humanité entière (“Menschheit”) par des gestes d’humanité (“Menschlichkeit”).99 Sa finalité, directe ou indirecte, doit être dans le rétablissement de ces communautés humaines. Ce ne peut pas être seulement le rôle de la justice mais bien aussi du pardon, fondé sur des traditions religieuses.100

Le discours du Dalaï Lama le 10 décembre 1989 à Oslo, lors de la remise du Prix Nobel de la Paix, souligne l’unité essentielle de la famille humaine et de tous les êtres vivants, comme la responsabilité universelle pour l’humanité et la planète, et le rôle que devraient jouer les religions :

“As a Buddhist monk, my concern extends to all members of the human family and, indeed, to all sentient beings who suffer. I believe all suffering is caused by ignorance. People inflict pain on others in the selfish pursuit of their happiness or satisfaction. Yet true happiness comes from a sense of brotherhood and sisterhood. We need to cultivate a universal responsibility for one another and the planet we share. Although I have found my own Buddhist religion helpful in generating love and compassion, even for those we consider our enemies, I am convinced that everyone can develop a good heart and a sense of universal responsibility with or without religion. With the ever growing impact of science on our lives, religion and spirituality have a greater role to play reminding us of our humanity. There is no contradiction between the two. Each gives us valuable insights into the other. Both science and the teachings of the Buddha tell us of the fundamental unity of all things. This understanding is crucial if we are to take positive and decisive action on the pressing global concern with the environment. I believe all religions pursue the same goals, that of cultivating human goodness and bringing happiness to all human beings. Though the means might appear different the ends are the same. As we enter the final decade of this century I am optimistic that the ancient values that have sustained mankind are today reaffirming themselves to prepare us for a kinder, happier twenty-first century.”101

Sentiment d’unité profonde avec tous les humains et les autres êtres vivants, qu’exprime le moine bouddhiste vietnamien contemporain Thich Nhat Hahn:

“Le bonheur et la souffrance de tous les humains et de toutes les autres espèces sont mon propre bonheur et ma propre souffrance. Je ne fais qu’un avec celui ou celle qui est né handicapé, ou avec quelqu’un étant devenu

99 Henri MEYROWITZ, «Réflexions sur le fondement du droit de la guerre», in Christophe SWINARSKI (Ed.), Etudes et essais sur le droit international humanitaire et sur les principes de la Croix-Rouge, CICR, Genève, 1984, pp. 419-431, et spécialement page 430:
“Le droit de la guerre peut donc être vu comme une stratégie pour la sauvegarde de l’humanité- Menschheit par le moyen de l’humanité-Menschlichkeit, stratégie contre la déshumanisation, la régression vers une société, des sociétés et un monde barbarisés.”

100 Voir Desmond TUTU, No Future Without Forgiveness, Rider, Londres, 1999, 294 p.; Donald W. SHRIVER, Jr., An Ethic for Enemies. Forgiveness in Politics. Oxford, Oxford University Press, 1995, 284 p.; Rama MANI, Beyond Retribution. Seeking Justice in the Shadows of War. Cambridge, Polity, 2003, 246 p.; Anneke GALAMA et Paul van TONGEREN (Eds.), Towards Better Peacebuilding Practice. On Lessons Learned, Evaluation Practices and Aid & Conflict. Utrecht, European Centre for Conflict Prevention, 2002, 278 p. ad p. 247: “There is a growing realization that religious people and groups have an important role to play in reconciliation processes.”

101 En ligne : http://www.dalailama.com/page.118.htm

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invalide par suite de guerre, par accident, ou encore dû à la maladie. Je suis uni à tous ceux qui sont pris dans des situations de guerre, d’oppression et d’exploitation. “102

Vingt ans plus tôt, dans un poème en anglais,103 il s’identifiait à la fois à la victime et au bourreau, appelant à l’éveil pour ouvrir la porte de son coeur, la porte de la compassion:

“Please call me by my true names, so I can wake up,
and so the door of my heart
can be left open,

the door of compassion”104

Thomas Merton, dans la préface à l’édition japonaise de “Thoughts in Solitude”, définissait la personne comme :

“And what is the person? Precisely, he is one in the unity which is love. He is undivided in himself because he is open to all. He is open to all because the one love that is the source of all, the form of all, and the end of all is one in him and in all. He is truly alone who is wide open to heaven and earth and closed to no one”105

Martin Luther King le dit de manière plus brutale et annonce les conséquences de cette guerre totale, fratricide, suicidaire :

“Either we live together as brothers, or we perish as fools.” […] “The chain reaction of evil – hate begetting hate, wars producing more wars – must be broken, or we shall be plunged into the dark abyss of annihilation”.106

Si, comme l’écrivait H. G. Wells, notre civilisation a le choix entre l’éducation et la catastrophe (“Our civilization is in a race between education and catastrophe”), l’éducation doit non seulement porter sur des normes mais aussi des valeurs, venir du droit et aussi de la spiritualité.107

L’apport des religions est essentiel pour rétablir le respect universel dû à chaque être humain. Et un dialogue inter-religieux pour éviter l’exclusion de l’humanité de l’autre n’appartenant pas à la même communauté, est vital.108 Comme l’écrivait l’historien Johan Huizinga dans Homo Ludens

102 THICH NHAT HAHN, Toucher la Terre. Conversations Intimes avec le Bouddha, 44. “Union avec tous les Etres”, p. En ligne: http://www.villagedespruniers.net/download/toucherlaterre.pdf
103 THICH NHAT HAHN, Being Peace, Parallax, Berkeley, 1987, p. 64 (“Please Call Me by My True Names”)

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105 Disponible en ligne: http://www.monasticdialogue.org/events.php#36
106 Martin Luther KING, Strength to Love, North Light Books, Cleveland, OH, 1963, 158 p. ad p. 53. 107 Richard TARNAS, auteur de l’ouvrage The Passion of the Western Mind. Understanding the Ideas That Have Shaped Our World View. New York, Ballantine Books, 1991, 544 p., interrogé par Scott LONDON, en ligne sur le site : http://www.scottlondon.com/interviews/tarnas.html :
“Was it H. G. Wells who said, “Our civilization is in a race between education and catastrophe”? It is that kind of choice we are in right now. The education isn’t just (as I think Wells would have had in mind) the European, rational, Enlightenment education — better science, better rational understanding of our situation. It’s more than that. It involves a psychological awakening to the unconscious impulses that are at work inside us and in our civilization. It is a psychological and spiritual education that has to occur as well as an intellectual one.”
108 Voir l’ouvrage d’un Rabbin, d’un Jésuite et du Grand Mufti de Marseille : David MEYER, Yves SIMOENS et Soheib BENCHEIKH, Les versets douloureux. Bible, Evangile et Coran, entre conflit et dialogue, Paris, Lessius, 2008, 202 p.

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Disponible en ligne: http://www.spiritualnow.com/articles/44/1/Thich-Nhat-Hahn-Poetry- Collection.html

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« Fighting, as a cultural function, always presupposes limiting rules, and it requires, to a certain extent anyway, the recognition of its play-quality. We can only speak of war as a cultural function so long as it is waged within a sphere whose members regard each other as equals or antagonists with equal rights ; in other words its cultural function depends on its play-quality. This condition changes as soon as war is waged outside the sphere of equals, against groups not recognized as human beings and thus deprived of human rights – barbarians, devils, heathens, heretics and « lesser breeds without the law ». In such circumstances, war loses its play-quality altogether and can only remain withi the bounds of civilization in so far as the parties to it accept certain limitations for the sake of their own honour. »109

Comme Laurence Boisson de Chazournes et Rostane Mehdi110 l’affirment dans un ouvrage publié sous leur direction, notre société internationale contemporaine doit faire appel à un cercle plus large d’acteurs pour une nouvelle gouvernance : acteurs non-étatiques au sein de l’Organisation des Nations Unies (ONG, Global Compact), syndicats et employeurs à l’Organisation Internationale du Travail, acteurs économiques, industriels et commerciaux à la Banque mondiale et à l’Organisation Mondiale du Commerce, organisations non- gouvernementales diverses accréditées auprès de l’Union Européenne, réseaux d’expertise et d’influence de la société civile. Les religions, qui ne sont pas mentionnées dans ce fort intéressant ouvrage, pourraient offrir une dimension manquante,111 une légitimité, une expertise pour beaucoup millénaire en matière éthique et un contact avec la réalité du terrain des victimes de conflits armés que peu d’autres partenaires de la société civile peuvent offrir.

Nous devons ouvrir le dialogue entre juristes positivistes et experts du système multilatéral des droits de l’homme et du droit international humanitaire d’une part et les grandes traditions religieuses de l’humanité d’autre part pour tenter de formuler de manière pratique et participative des moyens de réaffirmer les principes fondamentaux du droit international humanitaire et ses mécanismes de mise en œuvre, sans oublier les acteurs spirituels locaux, qui restent souvent, quand les humanitaires internationaux se sont éloignés, les seuls témoins et acteurs de l’humanité aux côtés des victimes.

Comme René Girard l’écrit, intégrons rationalisme et dimension religieuse:

“L’apocalypse n’est pas la violence de Dieu comme le croient les fondamentalistes, c’est la montée aux extrêmes de la violence humaine. Seul un nouveau rationalisme qui intègre la dimension religieuse de l’homme peut nous aider à affronter la nouvelle donne.”112

La «conscience publique» de la Clause de Martens pourrait-elle être le point de convergence, d’intersection, de ce dialogue entre religions et droit humanitaire ? Certes, la portée et le contenu de cette clause sont eux aussi contestés.113 Certes aussi, la “conscience

109 Johan HUIZINGA, Homo Ludens. A Study of the Play-Element in Culture. Boston, Beacon Press, 1955, pp. 89-90. Une traduction française est parue sous le titre: Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1988, 350 p.

110 Laurence BOISSON de CHAZOURNES et Rostane MEHDI, Une société internationale en mutation : quels acteurs pour une nouvelle gouvernance ? Bruxelles, Bruylant, 2005, XXP
111 Douglas JOHNSTON et Cynthia SAMPSON (Eds.), Religion: the Missing Dimension of Statecraft. Oxford, Oxford University Press, 1994, 368 p.
112 René GIRARD, “L’apocalypse peut être douce”, Le Figaro, 8 novembre 2007. Disponible en ligne: http://www.lefigaro.fr/livres/2007/11/08/03005-20071108ARTFIG00119-rene-girard-lapocalypse-peut- etre-douce-.php
113 Paolo BENVENUTI, « La clausola Martens e la tradizione classica del diritto naturale nella codificazione del diritto dei conflitti armati », in Scritti degli allievi in memoria di Giuseppe Barile, CEDAM, Padova, 1995, pp. 173–224; Antonio CASSESE, “The Martens Clause: Half a Loaf or Simply Pie in the Sky?” EJIL, Vol. 11 No 1 (2000), pp. 187–216; Theodor MERON, “The Martens Clause,

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publique” n’est pas toujours synonyme d’opinion publique comme Paul Guggenheim l’avait soutenu 114 à la suite du Président Woodrow Wilson qui avait propulsé l’opinion publique au rang de “garantie centrale du ‘nouvel ordre international’.”115Il ne s’agit certes pas de remplacer le droit par l’opinion publique… Et, au moment où le statut des conflits, des parties en conflit, des acteurs étatiques et non-étatiques, des territoires, des personnes – en particulier des prisonniers – est trop souvent contesté, le recours à la Clause de Martens nous semble pertinent: c’est cette formule qui avait permis de sortir de l’impasse entre Grandes Puissances de l’époque, en particulier la Prusse, ne reconnaissant que des combattants faisant partie des armées régulières comme pouvant bénéficier du droit humanitaire, et petits Etats, comme la Belgique et la Suisse, ne pouvant exclure de devoir se défendre par ce qu’on appelait la “levée en masse”, une guerre de résistance populaire. Les impasses analogues d’aujourd’hui pourraient bénéficier d’un recours à cette clause, introduite par Frédéric de Martens, Conseiller juridique du Tsar de Russie, en 1899 et en 1907 à La Haye, reprise à Genève en 1949 et en 1977, dont voici le libellé original:

“En attendant qu’un code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les Hautes Parties contractantes jugent approprié de déclarer que, dans les cas qui ne sont pas couverts par des Règlements spécifiques adoptés par elles, les populations des territoires occupés et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique.”

L’expression de « conscience publique » figure aussi dans le Préambule du Traité d’Ottawa (1997)116 et de la Convention sur certaines armes classiques (1980).117 La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) emploie l’expression de “conscience de l’humanité”. Le Manuel d’Oxford (1880) dans son Avant-Propos, parlait des “exigences de l’opinion”, que le droit positif devait déterminer. La conscience évoque à la fois la

Principles of Humanity, and Dictates of Public Conscience”, AJIL, Vol 94, No. 2 (2000), pp. 78–89; Shigeki MIYAZAKI, “The Martens Clause and international humanitarian law” in C. SWINARSKI (Ed.), Etudes et essais sur le droit international humanitaire et sur les principes de la Croix-Rouge en l’honneur de Jean Pictet, CICR, Genève, 1984, 1143 p., pp. 433–444; Rupert TICEHURST, “The Martens Clause and the Laws of Armed Conflict”, RICR, Genève, No. 317, pp. 125–134, disponible en ligne:

http://www.icrc.org/Web/Eng/siteeng0.nsf/iwpList74/32AEA038821EA35EC1256B66005A747C

114 Paul GUGGENHEIM, “L’organisation de l’opinion publique dans la communauté internationale”, Annales d’Etudes Internationales, IUHEI, Genève, 1970, pp.155-170.
115 Guillaume DEVIN, cité par Marie TöRNQUIST-CHESNIER, “Le multilatéralisme par le bas: l’entrée en jeu d’acteurs non-étatiques”, in Bertrand BADIE et Guillaume DEVIN, Le multilatéralisme. Nouvelles formes de l’action internationale, La Découverte, Paris, 2007, p. 170

116 Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnelles et sur leur destruction, 18 septembre 1997, dont le huitième paragraphe préamblaire se lit ainsi: “Soulignant le rôle de la conscience publique dans l’avancement des principes humanitaires comme en atteste l’appel à une interdiction totale des mines antipersonnel et reconnaissant les efforts déployés à cette fin par le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, la Campagne internationale contre les mines terrestres et de nombreuses autres organisations non gouvernementales du monde entier.”

117 Convention sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi de certaines armes classiques qui peuvent être considérées comme produisant des effets traumatiques excessifs ou comme frappant sans discrimination, Genève, 10 octobre 1980, dont le cinquième paragraphe du Préambule reprend la clause de Martens:

“Confirmant leur détermination selon laquelle, dans les cas non prévus par la présente convention et les protocoles y annexés ou par d’autres accords internationaux, les personnes civiles et les combattants restent à tout moment sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis, des principes de l’humanité et des exigences de la conscience publique”

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connaissance de la réalité et le sens moral, la responsabilité d’un acte ou d’une situation.118 Elle s’inscrit dans l’actualité et dans l’histoire, dans un contexte donné et universel, dans des valeurs culturelles dont la religion ne peut être exclue. Elle dépasse le sens moral individuel, se réfère à des valeurs partagées par une communauté, une tribu, une ethnie, une nation, une région, un groupe de nations, des religions répandues dans plusieurs continents. Selon A.A. Cançado Trindade, elle incarne la « raison d’humanité » imposant des limites à la « raison d’Etat ».119 Comme l’écrivait Giuseppe Sperduti

« il faut voir dans la conscience commune des peuples, ou conscience universelle, la source des normes suprêmes du droit international…»120

B. Retrouver les principes fondamentaux et universels d’humanité

L’appel aux “lois de l’humanité et aux exigences de la conscience publique” introduit au seuil du XXe siècle pour permettre la conclusion d’un instrument essentiel droit de la guerre, le Règlement de La Haye, permettra-t-il de faire comprendre la nécessité de respecter et de faire respecter les normes fondamentales du droit international humanitaire dans les conflits contemporains ? C’est fondé sur des valeurs spirituelles que Las Casas (1474-1566) avait plaidé pour la dignité humaine des Amérindiens, Gandhi en Afrique du Sud et en Inde,121 Mgr. Romero au Salvador,122 Dom Helder Camara au Brésil,123 Mgr. Carlos Belo, Prix Nobel de la Paix, au Timor oriental.124

De même, au moment de la guerre du Vietnam (1965-1975), le moine cistercien américain Thomas Merton avait décidé de consacrer sa vie monastique pour “protester contre les crimes et les injustices de la guerre et de la tyrannie, les bombardements aériens et les camps de concentration.”125

“It is my intention to make my entire life a rejection of, a protest against the crimes and the injustices of war and political tyranny which threaten to destroy the whole [human] race… and the world with [it]. By my monastic

118 Paul ROBERT, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Société du Nouveau Littré, Le Robert , Paris, 1966, Vo. 1, pp. 903-904.
119 Antonio Augusto CANCADO TRINDADE, “International Law for Humankind : Towards a New Jus Gentium”, Recueil des Cours, La Haye, 2005, Tome 316, pp. 190-192

120 G. SPERDUTI, « La souveraineté, le droit international et la sauvegarde des droits de la personne » in International Law at a Time of Perplexity – Essays in Honour of S. Rosenne, Nijhoff, Dordrecht, 1989, pp. 884, cité par A. A. CANCADO TRINDADE, loc. cit., p. 328.
121 Voir notamment Jacques ATTALI, Gandhi ou l’éveil des humiliés. Paris, Fayard, 2007, 550 p.; Christine JORDIS, Gandhi, Paris, Gallimard, 2006, 372 pages, et aussi le site : http://fr.wikipedia.org/wiki/Mohandas_Karamchand_Gandhi

122 Mgr. Romero a été assassiné le 24 mars 1980. Voir Charles ANTOINE, Le sang des justes. Mgr Romero, les Jésuites et l’Amérique latine. Paris, Desclée de Brouwer, 1998, 192 p.
123 Voir Jean TOULAT, Dom Helder Camara, Paris, Bayard, 1989, 144 p. En quatrième page de couverture, on peut lire cet hommage: “A une époque où se creuse le fossé entre pays de l’abondance et pays de la misère, Helder Camara est l’avocat du tiers-monde, la voix des sans-voix. Archevêque de Recife, au Brésil, il a tenu tête à la dictature des généraux et dit un non absolu à cette pratique devenue un moyen de gouvernement dans plus de soixante pays : la torture. Dénonçant sans répit la course aux armements et les ventes d’armes, il a mérité le Prix populaire de la Paix. Il est le symbole de cette non-violence active qu’il fonde sur ” la force nucléaire de l’amour “.

124 Voir l’ouvrage d’Arnold KOHEN, From the Place of the Dead: the epic struggles of Bishop Belo of East Timor. Introduction by the Dalai Lama. New York: St. Martin’s Press, 1999, 398 p. et le site http://en.wikipedia.org/wiki/Carlos_Filipe_Ximenes_Belo
125 Thomas MERTON, dans la préface à son autobiographie en 1966. Disponible en ligne sur: http://www.paxchristi.org.uk/PeacePeople/Merton.pdf

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life and vows I am saying NO to all the concentration camps, the aerial bombardments, the staged political trials, the judicial murders, the racial injustices, the economic tyrannies and the whole socio-economic apparatus which seems geared for nothing but global destruction in spite of all it’s fair words in favor of peace”

Comme l’a dit Jean Pictet,

« On s’aperçoit que les principes humanitaires appartiennent à toutes les communautés humaines et qu’ils plongent leurs racines dans tous les terrains. Lorsqu’on réunit et que l’on compare les diverses coutumes, les morales, les doctrines, qu’on les fond dans un même moule et que l’on élimine ce qu’elles ont de particulier, pour ne conserver que ce qui est général, il reste au fond du creuset un métal pur, qui est le patrimoine de toute l’humanité »126

Le dialogue engagé depuis plusieurs années par le CICR dans le monde musulman127 pour faire ressortir la convergence des principes fondamentaux du droit international humanitaire et de ses normes essentielles avec la tradition de l’Islam pourrait utilement être étendu aux autres traditions religieuses.

Un dialogue inter-religieux sur le droit international humanitaire pourrait-il donner un sens nouveau à l’universalité des principes fondamentaux du droit international humanitaire et de ses normes essentielles et de l’impérative nécessité de les mettre en oeuvre par toutes les parties en conflit, Etats et acteurs non étatiques, les dirigeants spirituels appelant, chacun selon sa tradition, à un respect de la vie et de la dignité de l’être humain ?

C’est, d’une manière générale, ce que l’ONU avait tenté d’obtenir par le “Programme de dialogue entre les civilisations”, à l’initiative de la République Islamique d’Iran, de l’Egypte, de la Grèce et de l’Italie, avec la “Déclaration d’Athènes”, du 11 novembre 1998, intitulée “L’héritage des civilisations anciennes : ses incidences pour le monde moderne” et ensuite la proclamation de 2001 comme l’Année des Nations Unies pour le dialogue entre les civilisations…128 L’actualité internationale n’a malheureusement pas été favorable à un dialogue constructif, en tout cas dans le contexte des Nations Unies, et le dialogue est resté très général.

Plusieurs dirigeants spirituels ont néanmoins continué cette recherche commune de dialogue, en particulier sur des questions très liées au droit international humanitaire: enfants victimes de conflits armés, prolifération d’armes légères. Le Dalaï Lama, l’Archevêque Desmond Tutu, l’Evêque luthérien d’Oslo Gunnar Staalsett, le Cheikh Musa Muhammad, Imam en Chef de la Mosquée nationale d’Abuja au Nigéria, le Rabbin David Saperstein du “Religious Action Center” de Washington, le P. Robert F. Drinan, Professeur de droit à l’Université de Georgetown, M. Joe Volk et Madame Mary Ellen McNish, des Quakers, Mgr. William Kenney, Evêque auxiliaire catholique de Stockholm, et le Swami Agnivesh, Président du Conseil mondial d’Arya Samaj, en Inde, ont fait paraître une lettre ouverte dans le Times de

126 Jean PICTET, “Les idées humanitaires à travers les divers courants de la pensée et de la tradition culturelles”, in UNESCO, Les dimensions internationales du droit humanitaire, Pedone, Paris, 1986, pp.19-20, cité par Jacques MEURANT, loc. cit.
127 Voir l’intervention du Dr. Zidane MERIBOUTE à ce Colloque et aussi l’étude d’Andreas WIGGER, “Encountering perceptions in parts of the Muslim world and their impact on the ICRC’s ability to be effective”, Vol. 87, Nr. 858 (June 2005), pp.343-365. Une traduction française est parue dans la Sélection française de la Revue Internationale de la Croix-Rouge, 2005, pp. 139-164, sous le titre “Rencontres de points de vue dans certaines parties du monde musulman et leur impact sur l’efficacité du CICR”.

128 Voir l’intéressant recueil de l’Office des Nations Unies à Genève, Dialogue des civilisations. Actes des conférences 2001-2002, ONU, Genève, 2002, 231 p.

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Londres du 3 octobre 2006 appuyant un vote à l’Assemblée Générale des Nations Unies en faveur d’un traité limitant le commerce des armes.129

Enfin, l’Espagne a lancé en septembre 2004 l’Alliance des civilisations,130 idée reprise ensuite au sein des Nations Unies,131 pour renforcer le dialogue inter-culturel et dépasser les incompréhensions mutuelles, particulièrement entre monde occidental et monde musulman. Un premier Forum de l’Alliance des civilisations a réuni les représentants de plus de 70 pays à Madrid les 15 et 16 janvier 2008,132 dont une séance de travail a été consacrée au thème : Le rôle des communautés religieuses et de leurs leaders dans la promotion de la sécurité partagée; un second Forum se tiendra à Istanbul en 2009.

L’invocation de traditions religieuses millénaires par le Juge Weeramantry dans son Opinion dissidente sur l’Avis consultatif de la Cour Internationale de Justice sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires est un exemple remarquable de synergie entre traditions religieuses universelles et droit international contemporain : il commence par rappeler que la Cour doit “assurer dans l’ensemble la représentation des grandes formes de civilisation et des principaux systèmes juridiques du monde” (selon l’Article 9 de son Statut).133 Il évoque ensuite deux textes sacrés de l’Inde, le Ramayana et le Mahabharata, les deux interdisant des armes de destruction massive, qui ne permettent pas de distinguer combattants et non-combattants. Ainsi, dans le Mahabharata

“Arjuna, se conformant aux lois de la guerre, s’abstint d’utiliser le “pasupathastra”, une arme hyperdestructive, au motif que, dès lors que le combat ne faisait appel qu’aux armes classiques ordinaires, l’emploi d’armes extraordinaires ou non classiques eût été non seulement contraire à la religion ou aux lois de la guerre reconnues,

mais immoral.”134

Le Juge Weeramantry cite ensuite un passage du Deutéronome interdisant d’abattre les arbres fruitiers, des coutumes tribales africaines, l’interdiction de l’arbalète par le deuxième Concile de Latran en 1139, rappelle que Thomas d’Aquin a élaboré une doctrine très détaillée sur la protection des non-combattants,135 fait référence, en plus des textes sacrés hindouistes cités plus haut, aux traditions islamiques et bouddhistes.

La déclaration du représentant du Saint-Siège à la 27e Conférence internationale de la Croix- Rouge et du Croissant-Rouge, en 1999, année marquée par le centenaire de la Conférence de la Paix de La Haye et le cinquantième anniversaire des Conventions de Genève de 1949 ouvrait aussi la voie du dialogue entre religions et droit humanitaire :

129 “An international arms trade treaty based on governments’ existing commiments under human rights and humanitarian law would have the power to save hundreds of thousands of lives.”
130 Voir le site: http://www.unaoc.org/
131 Le Secrétaire général des Nations Unies a nommé en avril 2007 M. Jorge SAMPAIO, ancien Président du Portugal, comme Haut Représentant des Nations Unies pour l’Alliance des civilisations 132 Voir le site: www.madridaocforum.org/

133 CIJ, Avis consultatif du 8 juillet 1996, Opinion dissidente du Juge Weeramantry. “2. L’origine multiculturelle du droit humanitaire de la guerre”, pp. 256 ss. (479 ss. de l’original anglais)
134 Mahabharatha, Udyog Parva, 194.12, cité dans Nagendra SINGH, “The Distinguishable Characteristics of the Concept of Law as It Developed in Ancient India”, Liber Amicorum for the Right Honourable Lord Wilberforce, 1987, p. 93, cité par le Juge WEERAMANTRY, loc. cit., p. 257

135 St. Thomas d’AQUIN, Somme Théologique. Prima Pars. Question 40 (“La guerre”). Voir Nicolas TAVAGLIONE, Le dilemme du soldat, guerre juste et prohibition du meurtre, Labor et Fides, Genève, 2005, pp. 31 ss.

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“La pleine mise en oeuvre du droit humanitaire, y compris de mesures répressives efficaces, reste un chemin obligé pour garantir les conditions minimales de respect de la dignité humaine. Le volet juridique demeure néanmoins impuissant à rejoindre l’objectif recherché s’il ne s’accompagne en même temps d’une action de caractère préventif, visant à éduquer les consciences afin qu’elles sachent reconnaître dans le visage de l’autre – fût-ce un adversaire – les traits indélébiles de la commune et égale dignité qui appartient à tout être humain, quelle que soit la situation où il se trouve. Cette commune et égale dignité est le fondement du droit humanitaire. C’est sur cette base solide que peut s’appuyer une activité pédagogique capable non seulement d’enseigner les normes, mais aussi de faire comprendre les principes qui les inspirent. En fait, la conviction profonde de la valeur de ces principes est l’unique garantie d’un comportement conforme aux dispositions juridiques au milieu des combats. Dans ce cadre, les religions peuvent offrir une contribution précieuse et notre Conférence ne devrait pas négliger de relever l’utilité d’une collaboration appropriée avec les autorités religieuses.”136

L’Eglise catholique, dans son Catéchisme, définit définit sa position face aux situations nouvelles et aux problèmes personnels, éthiques et sociaux contemporains. Adopté en 1992, revisé en 1998, il développe des considérations sur le droit, en particulier sur les droits de l’homme et le droit humanitaire, avec l’ambition d’aider à “éclairer de la lumière de la foi les situations nouvelles et les problèmes qui ne s’étaient pas encore posés par le passé”137 :

“2312 L’Église et la raison humaine déclarent la validité permanente de la loi morale durant les conflits armés. ” Ce n’est pas parce que la guerre est malheureusement engagée que tout devient par le fait même licite entre les parties adverses ” (Gaudium et Spes 79, § 4).

2313 Il faut respecter et traiter avec humanité les non-combattants, les soldats blessés et les prisonniers. Les actions délibérément contraires au droit des gens et à ses principes universels, comme les ordres qui les commandent, sont des crimes. Une obéissance aveugle ne suffit pas à excuser ceux qui s’y soumettent. Ainsi l’extermination d’un peuple, d’une nation ou d’une minorité ethnique doit être condamnée comme un péché mortel. On est moralement tenu de résister aux ordres qui commandent un génocide.

2314 Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants, est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation ” (GS 80, § 4). Un risque de la guerre moderne est de fournir l’occasion aux détenteurs des armes scientifiques, notamment atomiques, biologiques ou chimiques, de commettre de tels crimes.”

2328 L’Église et la raison humaine déclarent la validité permanente de la loi morale durant les conflits armés. Les pratiques délibérément contraires au droit des gens et à ses principes universels sont des crimes.”138

Le Compendium du Catéchisme, publié en 2005, résume l’essentiel en un paragraphe:

“En cas de guerre, que demande la loi morale ? La loi morale demeure toujours valide, même en cas de guerre. Elle demande que soient traités avec humanité les non combattants, les soldats blessés et les prisonniers. Les actes délibérément contraires au droit des gens et les ordres qui les commandent sont des crimes que l’obéissance aveugle ne suffit pas à excuser. Il faut condamner les destructions massives, ainsi que l’extermination d’un peuple ou d’une minorité ethnique. Ce sont des péchés très graves et on est moralement tenu de résister aux ordres de ceux qui les commandent.”139

136 Intervention du 2 novembre 1999, disponible en ligne:

http://www.vatican.va/roman_curia/secretariat_state/documents/rc_seg-st_doc_19991102_croix-

rouge_fr.html

137 Jean-Paul II, Constitution apostolique Fidei Depositum pour la publication de Catéchisme de

l’Eglise catholique rédigé à la suite du Deuxième Concile oecuménique du Vatican, Rome, 11 octobre

1992. Texte français dans l’Osservatore Romano de langue française du 24 novembre.

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Catéchisme de l’Eglise catholique. Paris, Pocket, 1999, Disponible en ligne : http://www.christusrex.org/www1/catechism/CCC1-fr.html
139 BENOIT XVI, Compendium du Catéchisme de l’Eglise catholique (Abrégé). Lettre apostolique en forme de motu proprioi pour l’approbation et la publication du Compendium du Catéchisme de l’Eglise

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Le Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise, sous le titre général “Le devoir de

respecter les innocents”, rappelle l’obligation de respecter le droit international humanitaire,

le droit des réfugiés et l’interdiction du génocide, et soutient la Cour Pénale Internationale :140

504. Le droit à l’usage de la force à des fins de légitime défense est associé au devoir de protéger et d’aider les victimes innocentes qui ne peuvent se défendre contre une agression. Dans les conflits de l’ère moderne, fréquemment internes à un même Etat, les dispositions du droit international humanitaire doivent être pleinement respectées. Trop souvent, la population civile est touchée, parfois même comme cible de guerre. Dans certains cas, elle est brutalement massacrée ou déracinée de ses maisons et de sa terre par des déplacements forcés, sous prétexte d’une “purification ethnique” inacceptable. Dans ces circonstances tragiques, il est nécessaire que l’aide humanitaire atteigne la population civile et ne soit jamais utilisée pour conditionner les bénéficiaires: le bien de la personne humaine doit avoir la préséance sur les intérêts des parties en conflit.

505. Le principe d’humanité, inscrit dans la conscience de chaque personne et de chaque peuple, comporte l’obligation de tenir la population civile à l’écart des effets de la guerre: “Le minimum de protection de la dignité de tout être humain, garanti par le droit humanitaire international, est trop souvent violé au nom d’exigences militaires ou politiques, qui ne devraient jamais l’emporter sur la valeur de la personne humaine. On ressent aujourd’hui la nécessité de trouver un nouveau consensus sur les principes humanitaires et d’en renforcer les fondements pour empêcher que se répètent atrocités et abus.”141

Enfin, le Message de Benoît XVI pour la 41e Journée Mondiale de la Paix, 1er janvier 2008, sur le thème “Famille humaine: communauté de paix” reprend la même injonction:

“12. À bien des reprises, l’Église s’est prononcée sur la nature et la fonction de la loi: la norme juridique, qui régule les rapports entre les personnes, en disciplinant les comportements extérieurs et en prévoyant aussi des sanctions pour ceux qui transgressent ces dispositions, a comme critère la norme morale fondée sur la nature des choses. La raison humaine est en outre capable de la discerner au moins au niveau des exigences fondamentales, en remontant à la Raison créatrice de Dieu, qui est à l’origine de tout. Cette norme morale doit réguler les choix des consciences et orienter tous les comportements des êtres humains. Existe-t-il des normes juridiques pour les rapports entre les nations qui forment la famille humaine? Et, si elles existent, sont-elles efficaces? La réponse est oui, ces normes existent, mais pour qu’elles soient vraiment efficaces il faut remonter à la norme morale naturelle, fondement de la norme juridique, sinon cette dernière reste soumise à des consensus fragiles et éphémères.

13. La connaissance de la norme morale naturelle n’est pas réservée à l’homme qui rentre en lui-même et qui, face à sa destinée, s’interroge sur la logique interne des aspirations les plus profondes qu’il discerne en lui. Non sans perplexité ni incertitudes, il peut arriver à découvrir, au moins dans ses lignes essentielles, cette loi morale commune qui, au-delà des différences culturelles, permet aux êtres humains de se comprendre entre eux en ce qui concerne les aspects les plus importants du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Il est indispensable de revenir à cette loi fondamentale et de consacrer à cette recherche le meilleur de nos énergies intellectuelles, sans se laisser décourager par les équivoques ou les sous-entendus. De fait, des valeurs enracinées dans la loi naturelle, même si c’est de manière fragmentaire et pas toujours cohérente, sont présentes dans les accords internationaux, dans les formes d’autorité universellement reconnues, dans les principes du droit humanitaire reçus dans les législations des États ou dans les statuts des Organismes internationaux. L’humanité n’est pas « sans loi ». Il est toutefois urgent de poursuivre le dialogue sur ces questions, faisant en sorte que les États parviennent dans leurs législations à une reconnaissance convergente des droits humains fondamentaux. Le

catholique., paragraphe 485. Disponible en ligne: http://www.salve- regina.com/Catechisme/Compendium.htm
140 CONSEIL PONTIFICAL JUSTICE ET PAIX, Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise, Ed. Saint-Augustin, Saint-Maurice, 2005, pp. 283-285. Les paragrapes 504 et 505 (premier alinéa) traitent du droit humanitaire, le second alinéa du paragraphe 505 du droit des réfugiés; le pragraphe 506 de l’interdiction du génocide et de l’obligation des Etats de le prévenir; le dernier alinéa du même paragraphe 506 la CPI.s

141 Jean-Paul II, Discours à l’Audience générale (11 août 1999), L’Osservatore Romano, éd. française, 24 août 1999, p. 10

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progrès de la culture juridique dans le monde dépend entre autre de l’engagement visant à rendre plus effectives les normes internationales ayant un contenu profondément humain, afin d’éviter qu’elles ne se réduisent à des procédures faciles à contourner pour des motifs égoïstes ou idéologiques.”

Historiquement, le droit international humanitaire trouve ses fondements dans la nécessité de limiter la violence en temps de conflit pour assurer la survie du groupe (tribu, peuple, civilisation). Cette nécessité, qui se fonde sur des interdits sacrés protégeant la personne humaine et les biens indispensables à sa survie, se retrouve aujourd’hui transposée à l’échelon de l’humanité entière.

Le XXe siècle avait pensé pouvoir établir – particulièrement dans sa seconde moitié – un système juridique international permettant d’assurer la limitation du recours à la force et le respect de la dignité humaine par des instruments de droit international et leurs mécanismes d’application.

Les premières années de ce XXIe siècle ont clairement montré les limites de ces normes et institutions. Il s’agit aujourd’hui non pas de rejeter ces acquis normatifs et institutionnels mais de trouver les moyens de les renforcer par un recours à la “conscience publique” et en particulier en s’appuyant sur un dialogue avec les traditions religieuses universelles, pour passer, comme le proposait Jean-Paul II dans Fides et Ratio, «duphénomène au fondement ».142

Ce dialogue devrait aussi pouvoir permettre de retrouver à travers la redécouverte d’une humanité commune (dans le sens de genre humain « Menschheit » et de qualité humaine « Menschlichkeit ») les bases d’un système de coopération internationale143 qui ne limiterait pas seulement les méthodes et moyens de combat en temps de conflit armé mais aussi le recours à la force et les échanges économiques : la guerre totale du XXIe siècle est d’abord économique avant d’être militaire. L’instauration d’une économie basée sur la coopération et la solidarité plutôt que sur la concurrence universelle pourrait aussi être le résultat de ce dialogue avec les religions.144 Comme l’écrivait l’économiste Amartya Sen, les sages des millénaires précédents pourraient nous aider à sortir des impasses dans lesquelles nous entamons ce millénaire.145 Et nous aider à redécouvrir une communauté internationale dont l’objectif serait la gestion du bien commun – « bonum commune omnium » selon la formule

142 Jean-Paul II, La foi et la raison. Lettre encyclique Fides et ratio. Présentation par Michel Sales, s.j. Paris, Bayard-Fleurus-Cerf, 1998, 143 p. ad p. 108 (paragr. 83).
143 Voir Edy KORTHALS ALTES, Heart and Soul for Europe. An Essay on Spiritual Renewal. Assen, Van Gorcum, 1999, 189 p. ad pp. 96-111 (“Challenges to religions from Confrontation to Cooperation”): “Confrontation instead of cooperation seems to be inherent to religion. Why then such an ambitious for this chapter? For this simple reason, that cooperation between religions has become an absolute for survival in our pluralist, highly interdependent world.”

144 Voir Ervin STAUB, The Roots of Evil. The Origins of Genocide and Other Group Violence. Cambridge, Cambridge University Press, 1989, 336 p. ad pp. 259 ss. (“Toward positive reciprocity”) et 274- 283 (“The creation and evolution of caring, connection, and nonagression”). L’auteur conclut ainsi son ouvrage par des propositions concrètes d’actions améliorant le bien-être d’individus et de petits groupes, plutôt que de projets abstraits pour améliorer “l’humanité”, pour créer des relations de coopération entre groupes, idéalement avec des objectifs partagés. Il insiste sur la nécessité de l’engagement de membres de ces diverses communautés comme aussi des dirigeants, d’artistes et de formateurs d’opinion.
145 Amartya SEN, “East and West: The Reach of Reason,” New York Review of Books, Vol. 47, no. 12 (20 July 2000), pp. 33-38, Disponible en ligne : http://www.mtholyoke.edu/acad/intrel/senreason.htm

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de Vitoria146 pour une renaissance du droit international qui exprimerait des valeurs universelles prenant en compte non seulement les intérêts des Etats mais aussi ceux des individus et du genre humain, dans la formulation d’un nouveau jus gentium, d’un « nouveau droit international d’humanité » selon Antônio Augusto Cançado Trindade :

«This is yet another development disclosing common and superior values shared by the international community as a whole, and heralding the advent of a new jus gentium, the International Law for Humankind »147

Le caractère impératif du dialogue entre cultures, religions et systèmes juridiques est un message essentiel que le Juge Weeramantry essaie de partager, notamment en Australie148 et au Sri Lanka.149 Le Juge Rosalyn Higgins pense même que c’est une des tâches de ce siècle que de prendre le meilleur des différentes civilisations pour l’offrir au droit international :

« One of our big tasks for the next century is exactly to take all that is best in the various civilisations and to offer it to international law. »150

Samuel Huntington, dont l’ouvrage The Clash of Civilizations est souvent invoqué pour justifier un antagonisme entre civilisations, plaide pour un ordre international basé sur un dialogue des civilisations. Il conclut par une citation de Lester B. Pearson, Premier Ministre canadien, Prix Nobel de la Paix en 1957, qui, sans on discours d’Oslo, lançait cet appel :

«We are now emerging into an age, when different civilizations will have to learn to live side by side in peaceful interchange, learning from each other, studying each other’s history and ideals, art and culture, mutually enriching each other’s lives. The only alternative in this overcrowded little world is misunderstanding, tension, clash, and – catastrophe»151

Et Huntington termine son ouvrage par cette phrase :

« In the emerging era, clashes of civilizations are the greatest threat to world peace, and an international order based on civilizations is the surest safeguard against world war. »152

Pour le droit humanitaire, ce dialogue renouvelé entre civilisations, entre religions et droit international humanitaire devrait permettre de retrouver les principes fondamentaux du droit

146 Francisco VITORIA, Relectio de Indis, III, 5, tit. Leg. 4 ; De potestate civili ; 13, 21. Cité par Alfred VERDROSS et Bruno SIMMA, Universelles Völkerrecht. Theorie und Praxis. Dritte Auflage, Duncker & Humblot, Berlin, 1984, p. 8,
147 Antonio Augusto CANCADO TRINDADE, “International Law for Humankind : Towards a New Jus Gentium”, Recueil des Cours, La Haye, 2005, Tome 316, p. 439

148 Christopher G. WEERAMANTRY, « The Dialogue of Cultures, Religions and Legal Systems : An Imperative of Our Times », La Trobe University Centre for Dialogue Inaugural Lecture, Melbourne, 15 August 2006. Global Change, Peace and Security, Vol. 19, Issue 2, Juin 2007, pp. 149-157

149 WEERAMANTRY INTERNATIONAL CENTRE FOR PEACE EDUCATION AND RESEARCH, Colombo, Sri Lanka. http://www.wicper.org
150 Judge R. HIGGINS. « Address at the Centenary Symposium of the Japanese Association of

International Law », in Nisuke ANDO (Ed.), Japan and International Law – Past, Present and Future. International Sympodsium to Mark the Centennial of the Japanese Association of Internationa Law. La Haye, Kluwer, 1999, 420 p.
151 The Nobel Peace Prize 1957, en ligne : http://nobelprize.org/nobel_prizes/peace/laureates/1957/press.html

152 Samuel P. HUNTINGTON, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. New York, Simon & Schuster, 1996, 321 p.

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international humanitaire, de les formuler de manière simple, applicable en toutes circonstances de conflit, interne et international, sans préjudice de statut de parties en conflit, de territoires, de personnes, pour obtenir une protection continue de la personne humaine, en se fondant à la fois sur les instruments existant du droit international humanitaire et des droits de l’homme153 comme aussi sur les traditions religieuses :154

– le principe de survie de l’humanité (pour reprendre le binôme allemand “Menschheit” – genre humain – par des gestes d’humanité “Menschlichkeit”) en interdisant des méthodes et moyens de guerre pouvant mettre cette survie en péril;

le principe de distinction entre civils et combattants (définis comme personnes participant directement aux hostilités, quel que soit leur statut);

  • –  le principe de protection des blessés et des malades ;
  • –  le principe de protection du personnel médical, religieux et humanitaire ;
  • –  le principe de traitement humain de toutes les personnes détenues;
  • –  le principe de confiance, qui est le fondement sine qua non d’un dialogue humain, de la reconnaissance d’une commune humanité.L’Institut international de droit humanitaire de San Remo, qui, depuis plus de trente cinq ans, a établi une plateforme de dialogue humanitaire pour la codification, la clarification et la formation en droit international humanitaire, serait disposé à organiser, conjointement avec l’Institut du Droit de la Paix et du Développement,155 la poursuite et l’approfondissement de ce dialogue si nécessaire entre religions et droit humanitaire.Genève, le 5 février 2008

    153 Michel VEUTHEY, “Protecting Human Dignity in All Circumstances: Towards a Continuum of Protection”, Refugee Survey Quarterly, Vol. 25, Issue 4 (2006), pp. 163-167
    154 Voir notamment la “Déclaration pour une éthique planétaire” adoptée par le Parlement des Religions du Monde, à Chicago, le 4 septembre 1993, disponible en ligne sur le site de la Fondation Ethique Planétaire : http://www.weltethos.org/pdf_decl/Decl_french.pdf et les publications d’Hans KÜNG, dont Projet d’éthique planétaire. La paix mondiale par la paix entre les religions, Seuil, Paris, 1991, 252 p. qui commence par cette triple affirmation: « Pas de survie sans éthos planétaire. Pas de paix mondiale sans paix religieuse. Pas de paix religieuse sans dialogue entre les religions. » ; ainsi que C.S. LEWIS, L’Abolition de l’Homme (“The Abolition of Man”), Le Mont Pélerin, Raphaël, 2000, 115 p. et particulièrement pp. 97 ss. “Quelques exemples du Tao”.

    155 L’I.D.P.D. avait organisé en décembre 1990 un Colloque sur “Religions et Guerre” qui a fait l’objet d’une publication avec la collaboration de l’UNESCO sous la direction de Maurice TORRELLI: Religions et guerre. Actes du colloque international organisé par l’Institut du droit de la paix et du développement de l’Université de Nice Sophia-Antipolis, 13-14 décembre 1990, Nice, Mame, 1992, 255 p.

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